Florence Aubenas, Pierre Zaoui: être ou ne pas être là

Pour le philosophe Pierre Zaoui, la vie est un sujet, une inquiétude, une recherche. Avec Spinoza, il s’est interrogé sur la vie que l’on décide (La Décision de soi, Bayard, 2008), puis, à l’inverse, sur ce qu’est vivre quand l’on ne peut décider de rien (La Traversée des catastrophes, Seuil, 2010), pour, enfin, défendre la discrétion comme capacité à « cesser, pour un instant, d’être soi » (La Discrétion, Autrement, 2013). De l’affirmation de soi à la disparition, il y a un chemin philosophique… même avec beaucoup de cahots. La journaliste Florence Aubenas pourrait, face à lui, être le prototype de la femme aux vies multiples. Grand reporter depuis vingt-cinq ans (aujourd’hui au Monde), elle fut otage durant cinq mois en Irak en 2005 et a couvert le procès d’Outreau ; du fait divers en banlieue à la guerre civile en Syrie, elle semble avoir le don d’ubiquité. Jusqu’à se glisser dans la peau d’une femme de ménage, écumant pendant six mois les agences d’intérim de Caen (Le Quai de Ouistreham, L’Olivier, 2010). Dans ce dialogue, on aurait pu imaginer le philosophe cherchant l’unité comme sagesse et la journaliste prônant une précieuse dispersion… D’emblée, la conversation est partie à fronts renversés.

Florence Aubenas : Je n’ai jamais eu l’impression de vivre plusieurs vies. J’ai une seule vie, d’une grande homogénéité. Cette question me revient tout le temps, comme à tous ceux (et surtout toutes celles) qui ont des métiers vus comme prenants : « comment faites-vous pour concilier vie professionnelle et privée ? » Moi, je n’ai ni vie professionnelle ni vie privée, je ne concilie ni ne sépare rien, j’ai une seule vie où tout est mélangé et ça me plaît. D’ailleurs, j’ai un seul téléphone portable, mes amis peuvent être aussi mes collègues ou des gens rencontrés lors de mes reportages. Je crois que si je devais cloisonner les domaines de ma vie, je m’embrouillerais. N’avoir qu’une vie, c’est au-delà du choix pour moi ; je ne pourrais pas faire autrement.

C’est presque devenu une revendication quand je vois tant de gens, même jeunes, obsédés par cette angoisse : avoir un travail qui n’envahisse pas « la vie ». Vous vous souvenez des sketchs des Deschiens, les petites annonces de recherche d’emploi : « Je voudrais faire Alain Delon mais ce sont les horaires qui ne me conviennent pas. » Cela touche une réalité forte dans la manière dont les gens définissent leur vie. Le travail en usine, qui a été longtemps non choisi et considéré comme pénible, redevient enviable : je préfère travailler à l’usine qu’être boucher, par exemple, parce que, quand je rentre chez moi, c’est fini. Je n’arrive pas à raisonner comme ça. Mais au fond, n’avoir qu’une seule vie, c’est le luxe de ceux qui ont un métier qu’ils aiment, qu’ils ont choisi et qui peut, justement, être une vie.

Pierre Zaoui : Cette conception de votre vie colle bien à votre image publique. Vous êtes, comme Hernani, « une force qui va » ! Un bloc d’unité qui sait rebondir. Ce n’est pas mon expérience, qui, elle, est du côté de la discontinuité et de la dispersion. Tout en ayant une vie moins tumultueuse et variée que la vôtre, je n’ai aucun sentiment d’une unité personnelle. J’ai l’impression d’avoir plusieurs vies, pas toutes réussies d’ailleurs. Pourtant, quand on dit : « avoir plusieurs vies », on induit « réussir » plusieurs vies. Je vois la pluralité des vies comme de multiples possibilités à chaque instant, dont la plupart restent à l’état naissant, inabouti. On porte en soi énormément de vies et on en actualise peu, parce que, en général, on en rate bien plus qu’on n’en réussit.