Foucault, un envoyé spécial en Iran

« Le problème de l’islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir. La première condition pour l’aborder avec tant soit peu d’intelligence, c’est de ne pas commencer par y mettre de la haine » (DE, II, 251). Nous ne sommes pas en 2001 ou en 2015, au lendemain d’attentats terroristes à New York ou à Paris, mais en novembre 1978, en plein cœur de la révolution iranienne qui est en train de balayer la monarchie autoritaire du shah pour laisser place à la République islamique de l’ayatollah Khomeyni. C’est le point de départ d’une vague de fond qui a vu l’Islam politique, des moudjahidin d’Afghanistan à la Syrie de Daesh, chambouler l’ordre du monde. Mais, à l’époque, c’est encore un objet non identifié, et les catégories politiques dominantes, celles du marxisme et du libéralisme, ne permettent peut-être pas d’en prendre la mesure. C’est du moins la conviction de Michel Foucault. Et l’une des raisons pour lesquelles il a décidé de se rendre sur place pour comprendre ce qui est en train de s’y passer.

Un reporter d’idées à Téhéran

Alors que les émeutes se succèdent depuis janvier 1978, Foucault fait le voyage à deux reprises. Du 16 au 24 septembre et du 9 au 15 novembre 1978. Son séjour prend place dans le cadre d’un projet de « reportage d’idées » qu’il a conçu avec l’éditeur italien Angelo Rizzoli, actionnaire du journal Corriere della sera. « Le monde contemporain fourmille d’idées qui naissent, s’agitent, disparaissent ou réapparaissent, secouant les gens et les choses. […] Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. […] Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force » (DE, II, 250), soutient-il alors.

Ce faisant, il infléchit la conception qu’il avait défendue jusque-là de l’intellectuel « spécifique » qui ne devait plus prendre position du point de vue de la morale, à la manière de Sartre, ou comme « fonctionnaire de l’universel » à la manière de Husserl, mais sur la base de ses seules compétences. Au moment de la crise iranienne, ce n’est plus l’auteur de Surveiller et punir ou de l’Histoire de la folie, qui s’engage sur les prisons ou sur l’antipsychiatrie en fonction de l’expertise qu’il a acquise ; c’est le philosophe-journaliste qui assume sa position de « néophyte » (DE, II, 253) et cherche à saisir le sens de l’événement « en train de se passer », quand « les dés sont encore en train de rouler » (ibid.) en assumant le risque de l’imprévisible.

De fait, cette tentative fut des plus risquées. Et les dix articles que publie Foucault pour soutenir, dans la révolte du peuple iranien, l’apparition d’une nouvelle « spiritualité politique » lui valurent de très nombreuses critiques. De la part de lecteurs iraniens, mais aussi d’intellectuels antitotalitaires comme Claude Roy ou libéraux comme Pierre Manent. Qu’est-ce qui a attiré Foucault en Iran ? A-t-il réussi à comprendre ce qui se jouait dans cette entrée en scène de l’Islam politique ? Ou s’est-il fourvoyé en forgeant l’image trompeuse mais promise à un long avenir au sein d’une certaine gauche intellectuelle, d’une révolte antilibérale et anti-occidentale qui prenait la relève de la lutte anticoloniale ? En affirmant que cette révolte était animée par l’ambition « d’ouvrir dans la politique une dimension spirituelle » a-t-il perçu quelque chose qui a échappé aux autres ? Ou a-t-il plaqué ses propres obsessions sur un événement qui le dépassait ?