Michel Foucault : l’individu face au pouvoir

« Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage », avance Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir (1969). Ce visage, il est pourtant bien familier, même pour les non-spécialistes du philosophe. Ses cours au Collège de France donnés de 1970 jusqu’à sa mort, en 1984, attirent une foule d’auditeurs qui tient difficilement dans les deux amphithéâtres mobilisés pour l’occasion. C’est une star que les étudiants du monde entier viennent écouter. S’il fascine, c’est peut-être aussi parce qu’il ne se contente pas des bancs de l’Université et s’intéresse aux marges, aux existences qui ont alors peu droit de cité dans les recherches académiques. Foucault pense à partir de son homosexualité, d’abord vécue dans la honte, puis envisagée comme mode de vie à part entière et proposition éthique. Aussi peut-on le croiser dans les clubs gays de la capitale, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans l’intérêt et la curiosité qu’il suscite. S’il a d’abord voulu tirer un trait sur son « visage » comme il dit, en s’intéressant aux structures de la connaissance et des sciences, le milieu des années 1970 marque un tournant majeur dans sa pensée. Le sujet, l’individu deviennent alors pour lui fondamentaux, et ce jusqu’à la fin de sa vie. Comment s’est opéré ce tournant ? C’est ce que nous allons examiner.

La mort de l’homme

Foucault connaît un premier succès d’édition avec Les Mots et les Choses – une archéologie des sciences humaines parue en 1966. Pourtant aride et pas forcément destiné à un grand public, le livre se vend « comme des petits pains », relève Le Nouvel Observateur, et suscite de nombreuses polémiques – Sartre, notamment, l’attaque vivement. La démarche de Foucault consiste à repérer dans l’histoire des sciences le socle commun, la matrice (épistémè en grec) à partir de laquelle ces sciences se développent, privilégient tel ou tel savoir, tel ou tel discours. L’archéologie (arkhè, en grec, signifie principe) permet de remonter à la source des différents savoirs et de repérer à quelles règles obéit l’épistémè. Il est difficile d’imaginer comment les très nombreux lecteurs qui se sont procuré l’ouvrage ont pu se reconnaître dans ces pages.

Ce qui a peut-être le plus marqué toutefois, ce sont les dernières pages de l’ouvrage, où Foucault annonce, un peu à la manière d’un Nietzsche moderne, la mort de l’homme. « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », prophétise-t-il. Évidemment, il ne parle pas de l’espèce humaine mais de l’homme comme objet de savoir, devenu central selon lui à partir de la fin du XVIII^e siècle. Et si l’on déplaçait le point de focale du savoir ? Et si l’on ne le plaçait plus en l’homme, mais ailleurs ? Ce n’est pas la réponse de Foucault, mais on pourrait imaginer aujourd’hui une épistémè davantage orientée par la nature, par le vivant.

La critique de l’humanisme est vive en tout cas, et Foucault ne se prive pas de la poursuivre au cours d’entretiens, où il use de formules volontiers polémiques et provocatrices. « L’humanisme [mou] a constitué d’une certaine manière la petite prostituée de toute la pensée, de toute la culture, de toute la morale, de toute la politique des vingt dernières années », déclare-t-il à un journal italien en 1967. Son adversaire le plus célèbre n’est autre que Jean-Paul Sartre qui, dans une recension de Les Mots et les Choses parue dans la revue L’Arc, s’en prend à la démarche même de Foucault : « [Il] ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant : à savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces conditions, ni comment les hommes passent d’une pensée à une autre. Il lui faudrait pour cela faire intervenir la praxis, donc l’histoire, et c’est précisément ce qu’il refuse. […] Derrière l’histoire, bien entendu, c’est le marxisme qui est visé », lui reproche-t-il.