Hors-série "Le mal"

Françoise Sironi : dans la fabrique du mal

Catherine Portevin publié le 8 min

La psychologue Françoise Sironi a longtemps travaillé avec des victimes de tortures avant d’être chargée de l’expertise de Douch, le responsable du camp khmer rouge S-21 à Phnom Penh. Elle met au jour le mécanisme grâce auquel le mal s’installe et se perpétue, et conclut que l’exécutant accompli, mû par un besoin de reconnaissance, est celui qui a intériorisé le système. Dans l’armée comme dans l’entreprise ou le parti…

 

Quand on a passé comme vous tant d’heures d’entretiens avec Douch, responsable de 13 000 morts dans le camp khmer rouge S-21, ou avec les massacreurs hutus au Rwanda, ne finit-on pas par croire à l’existence du monstre ?

Françoise Sironi : Non, jamais. Étant psychologue, je sais qu’on ne naît pas tortionnaire ; on le devient. Ma question est de comprendre comment. Avant de rencontrer Douch [directeur de la prison-centre de torture S-21 à Phnom Penh de 1975 à 1978, sous la dictature de Pol Pot], j’avais durant vingt-cinq ans travaillé avec des victimes de tortures. Dans cette pratique clinique, j’avais éprouvé les limites de la théorie psychanalytique. Il ne s’agissait pas d’abord de chercher chez ces patients les déterminants intrapsychiques précoces de leur souffrance mais de prendre acte de ce qu’ils avaient été détruits par l’intentionnalité malveillante d’un autre. C’est cela qu’il fallait approcher : qu’est-ce que, par telle ou telle méthode de torture, le tortionnaire cherche à atteindre en chacun ? Par nécessité thérapeutique pour les victimes, je devais savoir comment les tortionnaires sont formés à « bien » torturer. Le fait même que ces formations existent dans tous les systèmes totalitaires est d’ailleurs le signe que nul n’y est prêt « naturellement ». La figure du monstre ne nous est d’aucun secours. Si c’est un monstre, il n’y a rien à faire ou à penser, hormis dessiner les absolus du bien et du mal ; alors que, si c’est un homme, comme disait Primo Levi, il faut entrer dans la fabrique du mal.

 

Vous avez tout de même dégagé chez ceux qui sont devenus tortionnaires des profils psychiques similaires. Lesquels ?

Que ce soit l’Allemagne nazie, les Khmers rouges ou les régimes staliniens, aucun de ces systèmes ne recrutait prioritairement des sadiques ou des brutes avérées. Le critère le plus important était le besoin de reconnaissance, donc la capacité d’obéissance. Ce besoin de reconnaissance peut provenir d’une fragilité identitaire ou d’une expérience d’humiliation liées à une histoire individuelle ou à une histoire sociale et politique. Certaines configurations historiques fabriquent des situations d’anomie [disparition des valeurs communes à un groupe, une société], que les organisations criminelles savent très bien utiliser.

 

Vous introduisez la notion d’inconscient géopolitique. Pouvez-vous l’expliquer ?

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