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Le site de Göbekli Tepe (Turquie). © uchar/iStockphoto

Le sens de l’histoire

Graeber et Wengrow : Sapiens, un animal politique depuis la nuit des temps

Nicolas Gastineau publié le 15 novembre 2021 7 min

Une entreprise démesurée, entreprise avec modestie. On pourrait résumer ainsi Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les Liens qui libèrent, 2021), le dernier ouvrage du regretté anthropologue américain David Graeber (1961-2020) et de l’archéologue David Wengrow. Après Jared Diamond (De l’inégalité parmi les sociétés, 1997) et Yuval Noah Harari (Sapiens, 2011), les deux auteurs s’essayent à leur tour à l’exercice de la « Big History », la grande fresque de l’humanité depuis ses origines. 10 ans de travail, 630 pages plus 70 de bibliographie, il n’en faut pas moins pour mettre au clair les tribulations socio-politiques d’Homo sapiens, du Néolithique jusqu’à l’Empire inca, des rois africains au site archéologique de Taosi, en Chine.

 

De prime abord, le projet ne semble donc pas si modeste. Pourtant, les auteurs précisent l’avoir débuté comme « un défi presque ludique », s’échangeant du matériau et des analyses sur leur temps libre. Mais c’est surtout la thèse du livre qui signale leur humilité. Au lieu de présenter l’histoire humaine comme une grande ligne évolutionniste dont ils pourraient discerner la logique interne, les auteurs tracent une étoile à multiples bras. L’histoire des humains ressemblerait à un « carnaval de formes politiques » et « d’expérimentations sociales audacieuses ». Une grande fresque bariolée qui n’évite cependant pas quelques imprécisions, comme quand les auteurs affirment qu’avant que les philosophes des Lumières ne découvrent les sociétés amérindiennes, l’idée d’égalité était pour ainsi dire inexistante en Europe, ou alors seulement à l’état de « folklore ». C’est aller un peu vite sur l’histoire européenne, la Réforme protestante ou les idéaux qui circulaient pendant la guerre civile anglaise (1642-1651). En réalité, c’est dans l’histoire au temps long que les deux auteurs se révèlent les plus justes. Alors, Au commencement était… quoi, demande le titre de l’édition française ? L’incipit de l’Évangile selon Saint-Jean est tronqué, pour substituer à la réponse de l’apôtre (« Le Verbe »)... trois points de suspension.

Une politique du Paléolithique

Les grands récits de l’histoire de l’humanité se présentent le plus souvent de la façon suivante. Durant les 300 000 premières années qui suivent l’apparition d’Homo sapiens, il ne se passe rien ou presque. Les tribus humaines sont chasseuses-cueilleuses, évoluent par petits groupes égalitaires et leur économie est de subsistance. Ces sociétés sont dites « simples ». C’est seulement avec l’invention de l’agriculture, environ 9 000 ans avant J.-C., que les humains doivent gérer des surplus ; ils se sédentarisent et s’organisent en structures sociales de plus en plus hiérarchisées et inégalitaires. Les sociétés deviennent alors « complexes » et peuvent sortir de la préhistoire par l’invention de l’écriture.

À rebours de ce récit, les auteurs reviennent longtemps avant l’agriculture. Et si, pendant cet âge prétendument stagnant et sombre, sapiens avait été plus actif que nous le pensions ? Malgré la rareté des sources disponibles sur ces périodes si éloignées, ils mobilisent à l’appui les dernières trouvailles de l’archéologie du Paléolithique supérieur, qui débute environ quarante mille ans avant notre ère. Près de la frontière entre la France et l’Italie, on a trouvé les corps intégralement conservés de plusieurs garçons et hommes adultes, « arrangés dans des poses curieuses et littéralement recouverts de bijoux ». L’un d’entre eux, que les archéologues appellent Il Principe (le prince) avait « à nos yeux modernes » une tenue qui a « tout de royal : sceptre en silex, bâton en bois d’élan… ». Ailleurs, en Dordogne, en Russie ou en Moravie, on trouve d’autres d’attributs qui laissent supposer l’existence d’une hiérarchie et de statuts spéciaux. Mieux : en actuelle Turquie, des archéologues ont découvert à Göbekli Tepe un ensemble de vingt structures mégalithiques, sculptées d’images détaillées d’animaux et en relief, qui n’ont pu être construites sans « une minutieuse coordination des tâches sur une très grande échelle ». Il se pourrait donc qu’avant l’agriculture, il y ait eu une organisation complexe, des leaders, des dynasties… en un mot, « une politique du Paléolithique ».

Contre les déterminismes

Pourquoi cela change tout ? Parce que la technique ne détermine plus tout. Ce n’est plus l’outil qui contient en lui la loi du développement – c’est là une pique à la « Big History » de Jared Diamond qui titrait Guns, Germs and Steel, soit fusils, semences et acier. L’équation implacable « agriculture donc ville donc État » ne tient plus non plus : des sociétés ont pu avoir l’un tout en refusant d’adhérer aux autres. Et si, osent les auteurs, les premiers humains étaient, comme nous-mêmes considérons l’être, des individus autonomes, qui s’arrachent à leur milieu pour s’auto-déterminer ? C’est là que le projet du livre se dessine : tirer l’humain du passé de « sa camisole de force », celle du déterminisme, qui le prétend objet inconscient d’une « loi de développement abstraite » qui le mène malgré lui.

Au même titre, ils observent que l’anthropologie classe trop souvent une société selon son mode d’existence économique : de subsistance, d’abondance, à rendement immédiat ou différé, etc. Et que ce mode-là dicte nécessairement sa forme politique. Graeber et Wengrow multiplient les contre-exemples, pour prouver que tant de groupes humains ont fait les choses à leur façon, divergeant manifestement de leurs voisins et de ce que les déterminations économiques et techniques exigeaient.

Les libertaires de jadis

Une notion chère à l’anarchiste Graeber circule bien entendu en toile de fond : la liberté, qu’il nomme tantôt libre-arbitre ou « agentivité ». On la retrouve dans la ville chinoise de Táosì (陶寺), environ deux mille ans avant notre ère. D’abord lieu de ségrégation sociale et spatiale forte, comme l’indiquent les sépultures et les quartiers aristocratiques, la ville connaît ce qui semble être un soulèvement violent, à la suite de quoi elle passe trois siècles à tout inverser : les normes, les lieux de vie des riches et des pauvres, le mausolée et la fosse commune, à tel point qu’on suppose qu’elle a connu un épisode égalitaire de plusieurs centaines d’années. Elle fait donc démentir l’idée selon laquelle la grande ville ne pouvait être que stratifiée. 

À peu près à la même époque que l’Empire romain, dans l’actuel Mexique, se dressait une ville riche et immense, Teotihuacan, la plus grande du continent à l’époque, qui n’avait d’après les auteurs sans doute rien à envier à Rome. Alors que les civilisations mayas qui l’entouraient étaient édifiées sur des principes autoritaires et hiérarchiques, on n’en trouve à Teotihuacan aucun signe. Un roi, ça laisse des traces, c’est même à ça qu’on le reconnaît, nous apprend l’archéologue Wengrow. Or, à Teotihuacan, point de sépulture fastueuse, de représentation d’un pouvoir individuel ou d’aristocratie. Son art graphique ne représente que des scènes communautaires et aucun individu ne s’en détache. Les archéologues parlent de « gouvernance collective », une ville sciemment organisée selon des principes égalitaires, ce qui permet de penser « les premières cités de la planète étaient des terrains d’expérimentation sociale volontaire où s’affrontaient des visions radicalement opposées de ce que c’était une ville ». D’un tel exemple, les auteurs se prennent à rêver : si la vie citadine n’a pas toujours entraîné la verticalité, il est permis d’espérer, pour l’avenir, d’autres épisodes urbains mais égalitaires.

Le primat du politique sur l’économique

Pour conceptualiser cette capacité des sociétés humaines à s’auto-définir, Graeber et Wengrow en passent par une grande figure de l’anthropologie française, Marcel Mauss. Les sociétés, écrit Mauss, « vivent d’emprunts ; mais elles se définissent plutôt par le refus d’emprunts que par leurs possibilités d’emprunts ». C’est en refusant d’adopter les techniques ou l’organisation de ses voisins qu’une société se signale comme singulière et se détermine. C’est parfois même en opposition terme à terme que des peuples cherchent à se distinguer. L’exemple historique le plus connu, ce sont les cités-États Athènes et Sparte au Ve siècle av. J-C. L’anthropologue Marshall Sahlins écrit : « Activement interconnectées, elles se constituaient donc par réciprocité […]. Athènes était à Sparte ce que la mer est à la terre, le cosmopolitisme à la xénophobie, le commerce à l’autarcie, le luxe à la frugalité, la démocratie à l’oligarchie […]. »

Autant de fois où les humains se sont définis non pas selon les grandes lois d’airain de l’évolution et de la technique, qu’elle soit de fer ou de bronze, d’agriculture ou de subsistance, mais selon leurs valeurs propres. L’autre référence invoquée est l’anthropologue anarchiste Pierre Clastres (1934-1977), qui montrait dans La Société contre l’État (Minuit, 1974) que les Indiens Guayaki avaient à tort été définis comme une « société sans État », où le sans est privatif et suppose que l’État n’a pas encore été découvert. Il serait plus juste, écrit Clastres, de la nommer « société contre l’État ». En ceci que les Guayaki s’organisent manifestement pour empêcher son apparition, pour contraindre les figures d’autorité à rester dans un rôle secondaire et à les prévenir de prendre un rôle actif. Au début du XVIe siècle, alors qu’il s’apprête à faire tomber l’Empire aztèque, Hernán Cortés écrit une lettre à l’Empereur Charles Quint pour s’assurer de son soutien. Il y évoque l’alliance de circonstance qu’il a nouée avec une ville de la vallée de Puebla, Tlaxcala, ennemie jurée des violents Aztèques. Il la décrit comme une sorte de « république », analogue à « celles de Venise, de Gênes et de Pise, parce qu’il n’y a point de chef qui soit revêtu de l’autorité suprême ». Rassemblant les récits d’Espagnols et les indices qui subsistent, il semblerait que comme les Guayaki, « les Tlaxcaltèques cultivaient une philosophie citoyenne qui luttaient activement contre l’émergence de leaders trop ambitieux. »

Au bout du compte, Au commencement était… défend la capacité des sociétés humaines à s’auto-déterminer – avec ou sans État. La fresque dessinée n’a donc pas la forme d’une flèche, ainsi que la représentation d’une chronologie le laisse accroire, mais ressemble plutôt à « un défilé de carnaval où paradent toutes les configurations politiques imaginables ». Les anciens humains ne sont pas des objets passifs et ballotés par les circonstances mais des acteurs politiques conscients ; l’histoire du monde n’est pas le rail d’un train mais une grande agora où se négocient, depuis la nuit des temps, les diverses formes du gouvernement.

 

Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, de David Graeber et David Wengrow, vient de paraître aux Éditions Les Liens qui libèrent. 752 p., 29,99€, disponible ici.

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