Jean-Charles Darmon : “La sagesse relationnelle des ‘Fables’ nous relie au passé et au futur de l’humain”

Vous avez monté le livre posthume de Michel Serres consacré à La Fontaine, en rassemblant l’intégralité des textes qu’il lui avait consacrés tout au long de sa vie. Quel est le matériau brut à partir duquel vous avez travaillé ? 

Jean-Charles Darmon : C’était un matériau abondant et disparate constitué de très nombreux fichiers comprenant ses cours à l’Université Stanford sur La Fontaine, des morceaux de conférences, des notes prises au jour le jour, des plans différents pour le livre qu’il avait envisagé de consacrer à La Fontaine depuis très longtemps, mais aussi des notes à caractère plus intime où il se référait régulièrement au fabuliste. En outre, à bien des textes que j’ai retenus correspondaient plusieurs versions, qu’il reprenait d’année en année sur son ordinateur – il pensait par variations incessantes sur des thèmes récurrents. Ainsi, le magnifique commentaire de La Laitière et le Pot au lait existait en au moins trois versions. Il a donc fallu s’immiscer indiscrètement dans ce work in progress, opérer des choix et agencer ce puzzle. Il n’était pas simple de déterminer le meilleur ordre possible ! Mais, peu à peu, trois grands ensembles se sont dégagés, qui interagissent l’un avec l’autre : une théorie générale de ce que sont les Fables et de ce qu’elles font, une médiation sur la fable comme puissance de métamorphoses, et une série de pensées en « réseau » déclinant différentes formes de relations possibles entre les animaux humains, suivant pas à pas les livres successifs des Fables de La Fontaine.

“Pour Michel Serres, la fable nous raconte l’enfance de l’individu et la préhistoire de l’humanité, cet âge où nous nous projetions et imitions les gestes et les postures des animaux afin d’apprendre à devenir nous-mêmes”
Jean-Charles Darmon

Peu de philosophes ont réfléchi au statut de la fable en tant que telle. Quelle est la théorie de Serres ? 

Mis à part Lessing et Taine, Serres est en effet l’un des rares philosophes « modernes » à proposer une conception générale de la fable. Pour lui, elle a d’abord une fonction cognitive très profonde : elle nous renvoie aux origines de notre pensée, son enfance, sa « préhistoire » même, que Serres fait remonter bien au-delà d’Ésope, jusqu’aux origines du totémisme, la « gestuelle cognitive » de la fable composant selon lui avec tout un alphabet de postures  et de situations par lesquelles des animaux, depuis la nuit des temps, nous apprennent à devenir nous-mêmes. La pensée de Serres  entre en résonance la fois avec les découvertes des sciences cognitives sur les fonctions du mimétisme dans les processus d’apprentissage et avec de grandes  enquêtes de l’anthropologie contemporaine (on songe notamment aux travaux de Philippe Descola sur le totémisme). C’est en imitant les animaux que nous sommes devenus des hommes – séparés des animaux, mais sans cesse susceptibles de retomber dans la bestialité et, c’est le point le plus intéressant, capables de nous améliorer, de devenir des hommes un peu plus accomplis en  nous  mettant à l’épreuve de ces figures animales par la médiation des fables.  On pourrait dire que Serres voit dans l’exercice de la  fable une sorte d’exercice éthique, au sens de Pierre Hadot, elles nous permettent d’explorer ces zones intermédiaires entre l’animal et l’humain, où tant de métamorphoses s’opèrent, et où tant d’autres restent possibles. Mais aussi comme autant de propositions pour réarticuler autrement les arrangements, toujours instables et déséquilibrés, qui se sont établis entre animaux humains. La pratique des Fables lui apparaît alors comme une manière d’explorer par variations successives les relations de prédation, de parasitisme, d’échanges et  de contrats, son La Fontaine prolongeant de bien des manières des livres antérieurs, comme Le Parasite ou Le Contrat naturel.