Jean-Marc Ferry, Pierre Manent. Le défi européen

A VOTÉ OUI, le 29 mai 2005

Jean-Marc Ferry, philosophe européen dans tous les sens du terme, enseigne à l’université libre de Bruxelles. Il a été l’un des premiers à débattre avec les grands philosophes allemands Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel. Au-delà des arrangements institutionnels, l’Europe est pour lui un projet philosophique et éthique où s’invente une scène inédite de reconnaissance de soi dans l’autre. Un nouvel espace public émerge où individus et peuples peuvent échanger leurs arguments, mais aussi la mémoire et le récit, souvent opposés, des mêmes événements. Jean-Marc Ferry a, par ailleurs, fait une proposition concrète de réforme des États-providence européens : l’allocation universelle, revenu minimum garanti qui se substituerait aux allocations spécifiques. Il a notamment publié Discussion sur l’Europe, avec Paul Thibaud (Calmann-Lévy), Les Puissances de l’expérience (Cerf), L’Éthique reconstructive (Cerf), La Question de l’État européen (Gallimard), Europe, la voie kantienne (Cerf).

 

A VOTÉ NON, le 29 mai 2005

Pierre Manent, directeur d’études à l’Ehess, est né en 1949 à Toulouse. Il découvre la philosophie et la religion pendant ses études. Proche de Raymond Aron, lecteur passionné de l’Américain Leo Strauss, libéral critique du libéralisme, il a contribué au retour de la philosophie politique dans les vingt dernières années. Sans être eurosceptique, il rappelle que les États-nations sont le seul cadre d’exercice de la démocratie et il dénonce l’illusion selon laquelle on pourrait se passer de toute forme politique. Il attend que l’Europe surmonte sa passivité et trouve une perspective propre face à la montée des nouvelles puissances. Il est l’auteur de Histoire intellectuelle du libéralisme (Hachette-Pluriel), Tocqueville et la nature de la démocratie (Gallimard), La Cité de l’Homme (Flammarion), La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (Gallimard) et Cours familier de philosophie politique (Gallimard), magistral cours d’initiation à la pensée politique.

Jean-Marc Ferry : Ce n’est pas parce qu’on est proeuropéen qu’on veut liquider les nations ! Ce fut le schéma longtemps dominant dans les sphères dirigeantes européennes : pour réaliser l’Europe, il fallait dépasser l’obstacle national dans un État fédéral, il fallait réaliser les États-Unis d’Europe. Mais la perspective qui semble s’imposer à présent est différente. Elle répondrait plutôt à l’idée du cosmopolitisme juridique, telle que Kant l’avait esquissée dans son Projet de paix perpétuelle (1795). Cette idée philosophique éclaire l’originalité politique de l’Europe qui se fait. L’horizon du cosmopolitisme juridique est une intégration juridique d’États libres, et non le fédéralisme étatique (la subordination des États à une instance supérieure). L’Europe est une association d’États souverains qui respecte la pluralité des identités nationales. Le génie de Kant est d’avoir entrevu un autre modèle de gouvernement que la subordination d’États fédérés à un État fédéral : leur concertation en co-souveraineté. Grâce à l’élaboration d’un droit commun, mais aussi au commerce au sens large (des symboles comme des marchandises), à la confrontation des valeurs et des mémoires, les nations en viendraient à former une société civile transnationale, préalable à une société politique d’un genre inédit.