Jul et Baptiste Morizot en bande organisée
En bande organisée a été le tube entêtant de cet été si particulier, passé à arpenter les rues des plus ou moins grandes villes de France – et notamment celles de Marseille, ses calanques, son Vieux-Port –, qui ont connu une fréquentation particulièrement haute cette saison. Et c’est Marseille qui est mise à l’honneur dans le morceau réunissant huit rappeurs de la cité phocéenne à l’initiative du chanteur Jul. Entre son casting de choc pour les aficionados, ses enchaînements frénétiques de vers et des rimes en ping-pong, le single était une réussite commerciale annoncée. Mais la clé de son succès semble toutefois moins musicale qu’existentielle. Si ce morceau soulève les foules, c’est qu’il exprime ce qu’il y a de grisant dans l’expérience du groupe tout en exaltant un motif populaire classique : la fierté de l’enracinement. Ces deux traits – l’empreinte d’un groupe sur un territoire qu’il s’approprie en le parcourant – sont au cœur de la pensée élaborée par le philosophe Baptiste Morizot lors de ses expéditions sur la trace des loups. L’occasion d’un pistage croisé entre sa pensée et la chanson de l’été.
La bande, un être à part entière
« Un message expansif, démonstratif, presque m’as-tu-vu, très détendu, roulant des mécaniques », voici, pour le philosophe Baptiste Morizot, maître de conférences à Aix-en-Provence et auteur de l’essai Manières d’être vivant. Enquête sur la vie à travers nous (Actes Sud, 2020), ce que véhicule la bande, cette forme d’organisation sociale partagée entre plusieurs espèces. La bande est à la fois dissolution de l’individu dans le groupe – un groupe « métamorphique », comme auréolé d’une existence propre mais pourtant sans corporéité – et extension du même individu dans et par le groupe. La bande est un être hybride, protecteur et menaçant : « Du dedans, on est plus fort, analyse-t-il, du dehors, une bande fait peur […], elle est plus bruyante. » Cette défiance affirmée explique alors l’efficacité du refrain des huit chanteurs, qui scandent – en chœur, comme le hurlement des loups à la tombée de la nuit : « En bande organisée, personne ne peut nous canaliser. »
Un rapport charnel au territoire
L’assurance de la bande est renforcée par son rapport affirmé au territoire – la bande semble « plus chez elle », écrit Morizot. Cette assurance témoigne-t-elle d’une certaine possessivité, voire d’une approche conquérante ? Le jeu des significations est plus subtil, propose le philosophe, qui tente d’explorer la richesse sémiologique du marquage territorial. À la manière du drapeau, le marquage constitue une « limite conventionnelle qui n’empêche personne de passer mais dessine une frontière […] que les autres vont respecter ou franchir selon l’humeur et le projet ». Les références des rappeurs d’En bande organisée à de nombreux endroits de la ville de Marseille (Prado, Canebière, Vieux-Port) fonctionneraient ainsi comme étendards, remplissant un rôle de « signalisation géopolitique » pour se départager l’espace diplomatiquement – dans un mélange de fierté, d’hospitalité et d’hostilité. Plus encore, le morceau véhicule un lien libidinal, voire érotique, au territoire, qui apparaît dans son slogan « C’est Marseille bébé », ou dans la rime percutante « Mi amor, c’est les quartiers Sud, c’est les quartiers Nord ». Un lien charnel également souligné par Baptiste Morizot, pour qui « la bande est son propre territoire ».
Renouer avec le monde
Ce lien libidinal au monde et l’attention accrue au territoire que propose l’expérience de la bande se présenteraient alors comme un antidote à la « crise de sensibilité » diagnostiquée par Morizot. Cette crise « de nos relations collectives et existentielles » se traduit par « l’appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relations à l’égard du vivant ». Morizot défend à ce titre le pistage, qu’il entend au sens riche de « sensibilité et disponibilité aux signes des autres formes de vie », comme une pratique à la fois profondément philosophique et éminemment politique. Renouer avec l’espace, avec les signes qui y sont disséminés et régulent les interactions entre individus et espèces, renouer un rapport sensible avec le monde environnant, c’est le projet esquissé par Baptiste Morizot, qui vient de faire paraître Raviver les braises du vivant. Un front commun (Actes sud). Mais il s’agit peut-être aussi du dessein (très, très secret) de Jul qui offre à Marseille son nouvel hymne.
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