Justine Cassell-François Taddei : penseurs hors de la boîte !

Justine Cassell : On a tendance à croire que l’apprentissage a été révolutionné par l’intelligence artificielle [IA] et l’explosion des IA génératives. En tant que linguiste et chercheuse sur les technologies du langage, je serais plus nuancée. Je crée des chatbots depuis trente ans, or ce n’est pas exactement une « révolution », disons plutôt une évolution du rôle des technologies dans l’enseignement, qu’il faut l’accompagner.

François Taddei : J’ai d’abord une formation d’ingénieur et de généticien, mais je m’intéresse depuis une vingtaine d’années au moyen d’apprendre à utiliser les savoirs rendus disponibles par les nouvelles technologies. J’ai été marqué par le nombre exponentiel de nouveaux utilisateurs et d’usages que l’IA, et notamment ChatGPT, permet. Il y a donc tout de même pour moi un avant et un après, ne serait-ce qu’en termes de popularité de ces outils. 

J. C. : Je suis d’accord, cette technologie est beaucoup plus accessible, et on peut donc parler de rupture dans l’usage. Cependant, le sujet n’est pas ChatGPT en soi mais la mise en place des ressources nécessaires permettant d’innover dans l’utilisation de ces nouvelles technologies. Je vois ainsi des écoles en France et aux États-Unis où les tablettes sont utilisées comme de simples feuilles de papier, sans que cela ne change rien aux usages. Cette approche ne donne pas l’opportunité d’apprendre comment fonctionnent ces technologies. On pourrait se servir de chatbots comme ChatGPT avec des étudiants afin de stimuler le débat. En servant d’interlocuteurs, ces outils permettent d’apprendre en débattant avec des idées différentes et en expliquant ses propres idées. Et aussi d’être écouté. C’est pour ce type d’éducation que ces technologies sont intéressantes.

“Nous pourrions imaginer des ‘maïeutech’, des technologies qui aideraient autant au ‘connais-toi toi-même’ qu’à connaître le monde”
François Taddei

F. T. : Effectivement, avoir un interlocuteur artificiel qui nous stimule est intéressant. Je pense d’ailleurs qu’on est peu invités à donner notre avis, y compris dans l’environnement scolaire. Nous pourrions imaginer des « maïeutech », des technologies de la maïeutique, qui aideraient autant au « connais-toi toi-même » qu’à connaître le monde. On pourrait, par exemple, demander à un chatbot de nous répondre en étant un arbre, une rivière ou une montagne. Les générations précédentes, plus animistes, avaient ce type de relations au monde.

J. C. : Il y a une mécompréhension sur ce qu’est ChatGPT – un chatbot dont le but est de discuter et non de nous renseigner. Son principe est d’assurer la meilleure cohérence des réponses. Il est donc important pour cette technologie de faire durer la conversation le plus possible. En l’absence d’informations, elle invente. Et si vous la poussez en multipliant les questions, elle hallucine. Mon exemple favori est le suivant : j’ai demandé à ChatGPT « combien de temps faut-il à neuf femmes pour faire un bébé ? » Et il m’a répondu que s’il fallait neuf mois pour une femme, il fallait un mois pour chacune d’entre elles. Mathématiquement, c’est très sympa ; biologiquement, c’est absurde ! Parmi ce qui manque encore à ChatGPT, il y a donc le raisonnement et des assurances de véracité. En reliant ChatGPT à Bing, son moteur de recherche, Microsoft essaie d’ailleurs d’assurer cette véracité des informations délivrées mais aussi de « sourcer » leur provenance.

F. T. : Le triptyque épistémé, techné, phronésis d’Aristote désigne la façon dont s’articulent la science, la technique et la prudence, soit comment le pouvoir du savoir implique une éthique de l’action. Le chercheur en éthique de l’intelligence artificielle Martin Gibert a écrit sur la possibilité de « faire la morale aux robots ». Il envisage trois manières de poser une « éthique des algorithmes » : d’abord, une approche déontologique, où l’on définit un nombre hiérarchisé et limité de règles, ce sont les lois de la robotique posées par Asimov censées garantir le fait qu’un robot ne puisse pas porter atteinte à l’humanité ; la deuxième est utilitariste, elle cherche à optimiser une fonction donnée – par exemple, maximiser le bonheur ou minimiser la souffrance –, mais beaucoup de paradoxes peuvent émerger et il faut être d’accord sur la fonction à optimiser. La troisième approche s’inspire de l’éthique de la vertu d’Aristote : imiter les gens les plus vertueux autour de soi. Il pourrait y avoir un avantage à se poser ces questions éthiques afin de créer des bases de données qui serviraient aux machines.