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“La Danseuse” : Modiano ou la fabrique du flou

Alexandre Lacroix publié le 27 octobre 2023 6 min

Le nouveau roman de Patrick Modiano, La Danseuse (Gallimard, 2023), fait partie des meilleures ventes de cette rentrée. Alexandre Lacroix décrypte en détail le style singulier du prix Nobel de Littérature 2014, qui fait travailler l’imagination du lecteur en entretenant un savant flou.


 

Il serait injuste, voire méchant d’affirmer que, dans La Danseuse, Modiano se pastiche lui-même. Certains critiques ont remarqué qu’il n’avait jamais cessé d’écrire le même livre, et c’est un peu vrai ; cependant, il y a des périodes dans son œuvre. Et l’impression qu’on retire de la lecture de La Danseuse confirme celle que dégageait son précédent opus, Chevreuse (2021) : à savoir que Modiano est désormais conscient de ce qui fait sa patte ou son charme, et qu’il en joue, ou plutôt, qu’il dose avec un art subtil ses propres effets.

➤ À lire aussi : Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes

S’il fallait identifier l’une des sources de l’esthétique singulière de Modiano, on pourrait dire qu’elle provient des romans et nouvelles d’un auteur un peu oublié désormais, Emmanuel Bove (1898-1945), décrivant des déambulations oniriques dans Paris, des personnages au statut social incertain et à la biographie lacunaire. Modiano prolonge un tour de force que Bove avait inauguré dans notre tradition littéraire : tandis que le français est une langue classique, aux contours nets, une langue cartésienne, qui découpe le monde avec clarté sans jamais agglutiner sujets et objets, Modiano à la suite de Bove parvient détourner ce moyen d’expression de sa vocation initiale pour produire des descriptions floues. Il excelle à fausser une langue qu’on pourrait qualifier de rationaliste, par opposition à l’anglais par exemple, plus concret, ou à l’italien, à la fois plus libre et plus rhétorique. Quatre procédés, que l’auteur semble désormais manier de façon très délibérée, concourent à ce floutage permanent du récit.

Une esthétique de l’incertitude

Premièrement, les narrateurs de Modiano ne sont pas certains de bien se souvenir de ce qu’ils veulent nous raconter. Dès l’incipit de La Danseuse, ce stratagème est mobilisé : « Brune ? Non. Plutôt châtain avec des yeux noirs. » Quelques lignes plus bas, Modiano donne la clé de l’espace-temps dans lequel sa fiction va se déployer : « Le temps qui a brouillé les visages a gommé aussi les points de repère. Il reste quelques morceaux d’un puzzle, séparés les uns des autres pour toujours » (p. 9). Dès lors, il n’a de cesse d’insister sur la part d’incertitude inhérente à la mémoire humaine. « Je n’ai pas un souvenir précis de la couleur des murs » (p. 11). Ce qui est paradoxal dans une phrase comme celle-ci, bien sûr, et qui en fait toute la valeur littéraire, c’est qu’elle crée quand même une image des murs en question dans l’esprit du lecteur – elle les situe quelque part entre le blanc, le gris et le jaune.

Une autre scène est campée « dans un petit appartement dont je n’ai jamais su s’il était au bord du bassin de la Villette ou le long du canal de l’Ourcq » (p. 34), ce qui n’a évidemment aucune importance pour le récit lui-même, l’alternative étant posée là à seule fin d’entretenir le sentiment d’équivoque. Ailleurs, un personnage secondaire est présenté avec cette formule : « J’hésite sur l’orthographe du prénom. Paula ? Pola ? Je crois plutôt que c’était Pola » (p. 47). Cette fois, Modiano est obligé de trancher, parce que le prénom, bien entendu, il va devoir l’écrire dans toutes les scènes où cette femme apparaîtra… Ce sera Pola, donc. À moins qu’il se soit trompé, ce qui rendrait la suite erronée ?

Onirisme itératif

Deuxièmement, Modiano, comme Bove, insiste sur la porosité entre l’état de veille et le rêve. Là aussi, on pourrait s’amuser à multiplier les occurrences. Modiano tord et détord en tous sens la même idée, ou plutôt la même formule : « Il arrive que dans un rêve vous traversiez un quartier de Paris qui vous semble si lointain que vous avez de la peine, au réveil, à le situer exactement en consultant le plan » (p. 35). « Elle finissait par penser qu’il s’agissait d’un rêve, de ceux dont il subsiste encore des relents le lendemain et même les jours suivants, si bien qu’ils se mêlent à votre vie quotidienne » (p. 41). « Étais-je bien sûr d’avoir rencontré ce fantôme ? Ou bien s’agissait-il d’un rêve que j’avais fait la veille de cette rencontre et que je laissais persister pendant la journée […] ? » (p. 95).

Ces répétitions pourraient être exaspérantes, mais elles finissent par produire un effet d’envoûtement. C’est comme une signature de ce romancier qui, contrairement à ses pairs de l’école naturaliste, n’écrit jamais à partir de son observation directe du monde, mais bien à partir de ses propres rêveries.

De l’importance de la psychogéographie

Troisièmement, chaque fois qu’un nom de rue ou de lieu surgit dans La Danseuse, même si le décor n’est pas décrit, il acquiert aussitôt le statut de personnage. « Je sortais de l’immeuble où se trouvait ma chambre, rue Chauveau-Lagarde » (p. 27). « Elle m’avait dit que c’était un ami d’enfance du temps où elle habitait Saint-Leu-la-Forêt » (p. 21). « Je peux même te dire l’adresse : rue Olivier-Métra… » (p. 54).

De même qu’un romancier hésite longtemps sur le nom qu’il va donner à un personnage, car la connotation de ce nom (vieillot ou tendance ? populaire ou bourgeois ? franchouillard ou étranger ?) va orienter profondément la manière dont le lecteur se le représentera, on a l’impression que Modiano choisit sur des cartes de Paris et sa banlieue les lieux de l’action de ses romans pour leur sonorité et leur puissance évocatrice intrinsèque, un peu comme il l’avait fait pour son précédent livre, Chevreuse. Le résultat est que, chez lui, les lieux deviennent des sujets, ont une âme, tandis que la psychologie des personnages erre à travers la géographie parisienne.

Des aberrations volontaires ?

Quatrièmement, il y a un vrai flou dans les récits de Modiano quant à l’époque technologique dans laquelle ils sont situés. Et là, franchement, on a l’impression qu’au départ, ce n’était pas volontaire. Il est frappant de relire, de ce point de vue, les romans de Modiano écrits entre 1997 (Dora Bruder) et 2014 (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier) : les personnages n’ont pas de téléphone portable, ils ne s’envoient pas de mails ni de SMS, ils ne sont pas sur Facebook et Instagram, ni sur aucun réseau social. Quand ils veulent retrouver une personne qu’ils ont connue autrefois, ils n’ont pas Google. Donc ils doivent attendre de la rencontrer par hasard dans la rue. Et quand ils n’ont pas le code d’une porte cochère, n’ayant pas de téléphone sur eux, eh bien, ils restent dehors.

Au départ, c’est probablement par inattention et par désintérêt pour la tech que Modiano ne l’a pas intégrée à ses livres. Mais à mesure que la révolution numérique a pris de l’ampleur, qu’elle a modifié tous les aspects de la vie quotidienne, cette omission est devenue intenable, voire grotesque. On n’a pas pu ne pas lui faire la remarque. Dans La Danseuse, quand le narrateur précise à un moment qu’on est en 2022 (p. 75), le lecteur sursaute : quoi, mais ces gens n’ont pas Internet ? On est où, là ? Dans une uchronie, dans un monde qui serait semblable au nôtre, la connexion en moins ? Seulement, désormais, Modiano fait exprès de brouiller les pistes, il assume son impasse sur la technologie. Ainsi, au début, un personnage tend son numéro de téléphone au narrateur, et le rédige sous cette forme hautement improbable : « 06.580.015.283. Fixe : Opéra 81.60. » (p. 17). Là, on imagine le sourire malicieux de l’auteur ! Superposer ainsi les époques technologiques, n’est-ce pas aggraver le flou ?

La danse, objectif symbolique

Et la danse, dans tout ça ? Elle représente symboliquement l’autre pôle, ce qui pourrait tirer les personnages de leur inaction rêveuse, mais surtout du flou dans lequel ils semblent vaquer et se perdre. Pourquoi danser ? C’est dit à plusieurs reprises : pour se donner une discipline. « La danse est une discipline qui vous permet de survivre » (p. 43). Danser oblige à « dénouer les nœuds » (p. 56) qu’on a dans son corps, et par là à dénouer les nœuds de son propre psychisme. Si la danse reste curieusement à l’extérieur ou au pourtour du récit de Modiano, c’est donc qu’elle représente un royaume de la rigueur et de l’apesanteur à laquelle le narrateur n’a jamais complètement accès, une esthétique alternative à celle que l’auteur pratique lui-même en littérature, et peut-être une voie de salvation.

Pour avoir enfin des gestes nets, ne faudrait-il pas être sorti du brouillard de la rêverie ?

 

La Danseuse, de Patrick Modiano, vient de paraître aux Éditions Gallimard. 112 p., 16€, disponible ici.

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