La discipline de l’âme
Pour Épictète, l’accès à la sagesse suppose d’accepter les événements comme ils viennent et de maîtriser ses désirs, ses jugements et ses impulsions. Ce bon usage des facultés du moi est de notre seul ressort et rien ni personne ne peut nous enlever la liberté de vivre selon le bien.
Ce qui dépend de nous
À ceux qui souhaitent progresser spirituellement pour atteindre le bonheur, Épictète propose une méthode autant qu’une boussole. Son principe, son Nord ? Il tient tout entier dans la distinction cruciale qui ouvre le Manuel : « Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à tous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à tous. » La seconde catégorie enveloppe globalement tout ce qui concerne autrui (son existence, ses comportements) et les événements du monde. Avec cette partition inaugurale qui constitue son apport majeur au stoïcisme, Épictète procède en cartographe de l’éthique : il délimite le territoire de ce qui échappe à notre prise et doit être considéré comme indifférent (ce qui ne dépend pas de nous), et circonscrit la sphère de ce qui nous revient en propre, notre îlot d’autonomie (ce qui dépend de nous). Ce pré carré est celui du moi et du rapport que nous nouons à ce qui se produit en nous – ce qu’Épictète nomme « l’usage des représentations ». Il se révèle dans les trois actes de l’âme que sont le jugement, l’impulsion et le désir (ou son contraire l’aversion). À chaque fois, une faculté plus fondamentale encore s’exerce, la prohairesis. Ce terme, qui peut se traduire par « résolution » ou « choix », renvoie à la façon dont nous pensons et agissons, que ce soit de manière vertueuse ou vicieuse. Ainsi, ce qui dépend ultimement de nous, c’est le choix d’un certain type de vie et, sans surprise, le stoïcien accorde la préséance à celui tourné vers le bien, conforme à la raison et garant du bonheur. Le perfectionnement moral implique une triple discipline du jugement, de l’impulsion et du désir qui s’apparente à une sculpture de soi : « Désormais, l’esprit est mon matériau, comme le bois pour le charpentier » (Entretiens, III, 22, 19). Il s’agit de se soucier de ce qui est de notre ressort : la distinction ce qui dépend de nous/ce qui ne dépend pas de nous est une balise de sagesse portative. Un GPS de la vie bonne et heureuse, en somme.
Jugement
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses » (Manuel, 5). Quand les objets et les situations du monde frappent les organes des sens et l’esprit, cette représentation s’accompagne immédiatement d’une évaluation subjective qui prend la forme d’un discours intérieur, le jugement. Selon Épictète, nos passions sont causées par de telles interprétations. Exemple : j’aperçois une tempête (représentation), je me dis « c’est horrible, nous allons tous mourir » (jugement), et je me mets à paniquer. Pour discipliner le jugement, Épictète élabore une thérapeutique : lorsqu’une représentation survient, il faut l’examiner sereinement et en fournir une description purement objective ; l’enjeu est de parvenir à une représentation « compréhensive » ou « adéquate », qui cerne sans fard ce qui est, qui appelle un chat un chat. Je dois chasser le jugement qui m’assaille, ne donner mon assentiment qu’au compte rendu fidèle, brut, de la réalité. Prenons la mort, dont la pensée nous effraie. Quelle en est la représentation adéquate ? C’est celle d’un retour à la poussière, du « moment de restituer à nouveau la matière aux éléments dont elle est composée » (Entretiens, IV, 7, 15). Cela ne dépend pas de nous, donc le jugement qui la redouble généralement (« c’est terrible ») demande à être dissipé – en soi, la mort n’est pas un mal, c’est notre crainte à son sujet qui l’est. Épictète décrit ici un exercice spirituel difficile, qui vise à ne jamais rien ajouter de subjectif à des événements pénibles voire traumatisants ; à s’en tenir strictement à ce qui arrive, même si cela semble plus facile à dire qu’à faire : « Mon fils est mort. Qu’est-il arrivé ? Mon fils est mort. Rien de plus ? Rien. » (III, 8, 5).
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