“La réalité du voleur, ce n’est ni le délinquant ni l’homme ingénieux, mais c’est nous”

Conséquence directe de l’inflation et de la hausse des prix, de plus en plus de personnes se mettent à voler dans les supermarchés et à assumer de le faire. Que révèle cette plus grande acceptation sociale du vol ? Nous avons rencontré la professeure de philosophie Sabrina Cerqueira, autrice de l’essai Voler (Rue de l’Échiquier, 2012), pour évoquer les implications philosophiques de ce phénomène.

Les plaintes pour vol à l’étalage dans les supermarchés sont en hausse constante depuis plusieurs mois. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à ce geste ? Parleriez-vous d’une “démocratisation” du vol ?

Sabrina Cerqueira : Il y a déjà une difficulté à désigner les auteurs des petits larcins que l’on observe actuellement comme des voleurs. Je ne suis pas sûre que les gens qui « oublient » un ou deux produits dans leurs sacs se reconnaissent comme tels. La plupart paient le gros de leurs courses et acceptent, malgré tout, d’être dans une logique commerciale. Il ne semble pas y avoir de contestation massive de la propriété privée, on prend simplement un peu plus au sein de cet espace hautement symbolique qu’est le grand magasin, au fronton duquel, disait Proudhon, chacun de nous peut lire « C’est ton ouvrage, et tu n’en auras pas ». Peut-être y a-t-il un ersatz de volonté de revanche dans ce geste, mais assez circonscrit : je prends un peu plus car on ne me paie pas assez.

“La logique des auteurs de ces petits larcins semble être : je prends un peu plus car on ne me paie pas assez” Sabrina Cerqueira

La “revanche” en question concernerait donc plutôt l’inflation que le système capitaliste en tant que tel ?

Qu’il s’agisse d’une réponse à l’inflation semble évident. L’Insee nous dit que les vols à l’étalage auraient progressé d’environ 15% en 2022, ce qui correspond à la forte augmentation des prix que nous connaissons depuis plusieurs mois. Mais le traitement médiatique laisse peu de place à la question de pourquoi nous volons, et ce que c’est que voler. La question qui est posée est d’abord : « comment se prémunir de cette augmentation des vols ? » On nous explique comment les nouveaux logiciels de vidéosurveillance détecteront nos conduites « anormales » par de nouveaux algorithmes. On nous dit qu’un Intermarché a affiché des captures d’écran de ses vidéosurveillances pour montrer les visages de ses voleurs. Enfin, on s’efforce de donner un visage aux dirigeants des enseignes de la grande distribution, en les invitant sur les plateaux télé, pour les faire parler de la situation et généralement expliquer qu’ils ne comprennent pas, puisqu’ils essaient de proposer les prix les plus bas possibles. Il est remarquable que ce traitement nous invite à nous identifier à des volés plutôt qu’à des voleurs.