“La Seconde Surprise de l’amour” : parce que je le Marivaux bien

« À quoi nous servirait de nous aimer ? » se demande Marivaux dans La Seconde Surprise de l’amour dont Alain Françon offre une adaptation lumineuse. Passé maître dans la direction d’acteur, le metteur en scène donne de cette partition littéraire quasi musicale une lecture grisante, portée de bout en bout par une distribution exceptionnelle et par le souci du rythme de la langue. Où il est question non seulement de l’amour mais d’un certain rapport à l’authenticité. Car tout est un jeu de faux-semblants, d’euphémismes et d’antiphrases. Ici, chacun actionne les ressorts de la jalousie et du dépit, de la mauvaise foi ou de l’amour-propre. Marivaux orchestre une double intrigue : la Marquise (Georgia Scalliet, photo) et le Chevalier, tous deux amoureux déçus, ne s’avouent pas vite leurs sentiments ; Lisette et Lubin, suivante et valet, filent une idylle contrariée par les velléités confuses de leurs maîtres. Mais pour finir, par-delà la tromperie et les doubles sens, dans cette « langue à part qu’il faut entendre », c’est la vérité des sentiments et des mouvements du cœur qui éclate dans sa franchise comique. L’amour triomphe comme un ravissement, moins béat que stupéfait et violent. Ainsi va la vie dans le théâtre du monde, comme « une succession rapidement variée de moments » selon les mots mêmes de Marivaux. Voilà aussi tout le génie de l’auteur : révéler la vérité au bout de l’artifice. Comme l’écrit Claude Romano dans une passionnante histoire de l’authenticité – Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Gallimard, 2019) –, « le théâtre de Marivaux ne cesse de questionner l’apparence au moyen de cette apparence même ». Dans un chapitre qui s’intéresse au déclin du « naturel », longtemps prôné comme une manière d’être, le penseur montre comment, au XVIII^e siècle, la notion finit par s’intégrer à une « histoire intérieure » et personnelle. Le naturel n’est alors plus ni la naïveté des origines, ni une disposition sociale idéale, il est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée. Moins une quête résolue qu’un abandon, le dévoilement d’une vérité « à travers le déchiffrement toujours incomplet de son histoire ». Avec Marivaux s’opère ainsi une révolution. Chez lui, le monde de la fable, des mots et des masques, rejoint le nôtre, le vrai. « Loin de ce babillage charmant avec lequel on le confond, ce qu’on appelle “marivaudage” est un jeu cruel visant à faire tomber les défenses pour se frayer un chemin vers les êtres », résume magnifiquement Claude Romano. « C’est parce que chacun, dans la vie courante, est à son insu un “acteur de bonne foi” que le théâtre sera ce dispositif visant à traquer, sous des déguisements imparfaits, la bonne foi des acteurs. » Et la bonne foi de ces acteurs convainc que l’amour est un jeu de dupes qui mérite d’être joué. Sincèrement !