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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Marco Damm/Unsplash

La solidarité des ébranlés

Martin Legros publié le 07 novembre 2023 4 min

« Un mois jour pour jour après le massacre perpétré par le Hamas en Israël, et alors que la population de Gaza meurt sous les bombes de l’offensive lancée par l’État hébreu, oserais-je dire que le match qui se joue ici, dans les paisibles sociétés occidentales, entre partisans et adversaires de chaque “camp” qui font valoir, par-dessus le fracas des armes et le corps des morts, leur “solidarité” avec telle ou telle “cause”… me dégoûte ? Heureusement, j’ai trouvé un refuge chez le philosophe Jan Patočka, pour qui une solidarité véritable peut se nouer au plus profond de la guerre.

Sous le déluge de bombes qui s’abat sur Gaza au prix de milliers de victimes civiles, majoritairement des femmes et des enfants d’après les rares travailleurs humanitaires encore sur place – car les combattants du Hamas se terrent dans les abris et les tunnels –, la campagne terrestre de Gaza commence. À peine avions-nous mesuré la gravité de l’agression terroriste du 7 octobre qu’elle se télescope dans nos esprits avec les images de soldats pénétrant lentement dans le territoire de sable et de béton de Gaza en ruines, tandis que les habitants fuient les bombardements, cherchent des abris ou bâchent leurs morts…

Tout cela laisse penser que cette guerre inédite pour anéantir une organisation terroriste, elle-même décidée à entraîner son adversaire dans la destruction de son propre peuple, va faire plonger ce petit bout de territoire dans un abîme de violence. Mais de l’autre côté de la Méditerranée, dans cette Europe qui semble avoir oublié l’expérience des deux guerres auxquelles elle a miraculeusement réchappé, sur les plateaux de télévision comme sur les réseaux sociaux ou dans les lieux publics, des esprits doctes dissertent sur les légitimités en conflit, les stratégies et les solutions possibles tandis que des partisans affichent leur “solidarité” avec l’un ou l’autre camp. Mesurent-ils qu’une tragédie est en cours ? Qu’il ne s’agit pas d’avoir raison ou tort, mais de l’expérience vécue de l’anéantissement à l’échelle collective ? Quelle est donc cette “solidarité” avec une cause dont les lieutenants attitrés sont des massacreurs et des violeurs ? Qu’est-ce que la “légitimité” d’une guerre de vengeance retournée contre tout un peuple ?

Pour ne pas lâcher cette notion, précieuse mais galvaudée, de solidarité, je me suis souvenu d’un texte que le philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) lui a consacré. Disciple du phénoménologue Edmund Husserl, interdit d’enseignement dans la Tchécoslovaquie stalinienne, fondateur avec Václav Havel de la Charte 77 qui allait rallumer la flamme de la dissidence, et mort sous les coups d’un interrogatoire en 1977, Jan Patočka a consacré de très beaux textes à l’histoire de l’Europe. Dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (Verdier), il s’appuie sur les témoignages d’Ernst Jünger et de Pierre Teilhard de Chardin pour penser l’expérience inédite qu’a fait surgir la Première Guerre mondiale. Dans les tranchées, soutient-il, les hommes ont vécu un événement “cosmique”, celui d’une “transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force”.

Mais à la pointe de ce “dessaisissement”, certains ont trouvé le moyen de le dépasser en comprenant que la force n’était pas tout. Tous ceux qui ont fait l’expérience de cet ébranlement éprouvent alors ce que Patočka appelle la “solidarité des ébranlés”. C’est la solidarité de ceux qui ont compris qu’emportés par la violence, les hommes peuvent tout perdre : la vie, la paix, le jour. “La solidarité́ des ébranlés s’édifie dans la persécution et les incertitudes : c’est là son front silencieux, sans réclame et sans éclat.”

Patočka ne craint pas d’affirmer que cette expérience existentielle a un effet concret sur le champ de bataille : “L’ennemi découvre avec nous la liberté absolue, il est celui avec qui nous pouvons parvenir à une entente dans l’opposition, notre complice dans l’ébranlement du jour, de la paix et de la vie dépourvue de ce sommet.” Ici donc s’ouvre la sphère abyssale de la “prière pour l’ennemi”, le phénomène de “l’amour de ceux qui nous haïssent”. Cette “avancée de la vie dans la nuit” que forme la solidarité des ébranlés constitue pour Patočka la seule force morale efficace dans la guerre. Le philosophe en parle comme d’une “autorité spirituelle”, “socratique”, capable sinon de “faire sortir l’humanité de l’état de guerre”, du moins d’opposer des limites et des restrictions à l’usage de la force, et “d’empêcher ainsi certains actes et certaines mesures”.

Alors que le déchaînement de la violence et de la force s’emballe entre Israéliens et Palestiniens, on se dit que c’est peut-être chez ceux-là mêmes qui sont ébranlés au plus profond par les violences – rescapés des massacres, mères endeuillées des bombardements, conscrits et famille de soldats morts au combat – qu’une solidarité authentique peut encore voir le jour. Il n’est certainement pas encore venu le jour où ces ébranlés seront capables d’une “prière pour l’ennemi”. Mais peut-être peuvent-ils fournir une ressource spirituelle susceptible d’imposer certaines restrictions au monde en guerre. C’est un maigre espoir, mais c’est peut-être le seul véritable. »

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