Le temps des égarés. Dialogue entre Eva Illouz et Renata Salecl
L’autonomie à tous crins et la société de consommation ont fragilisé la sphère de l’intime. Si elles s’accordent sur ce constat, Eva Illouz et Renata Salecl diffèrent quant aux remèdes à apporter à notre désorientation.
Dans une société ne jurant que par la consommation, la comparaison et la rationalisation des possibles, l’abondance des choix fragilise le sujet, notamment dans la sphère de l’intime. Tel est le constat de départ qui réunit la sociologue franco-israélienne Eva Illouz et la philosophe slovène Renata Salecl. Mais les deux intellectuelles ne parlent pas la même langue, ne partagent pas les mêmes références et, au fond, divergent. Inspirée par la psychanalyse lacanienne et l’anticapitalisme, Renata Salecl s’attaque à l’idéologie du choix rationnel en réhabilitant le désir inconscient. Elle rappelle la part mystérieuse de notre esprit. Elle s’oppose ainsi à l’engouement pour le « développement personnel » qui, depuis quelques décennies, promulgue des conseils thérapeutiques et psychologiques aux individus à travers un nombre incommensurable de livres et de conférences.
Très différente est l’approche d’Eva Illouz, qui ne croit guère à l’existence d’un désir profond inconscient et enjoint plutôt de bricoler notre vie désirante. Dans son dernier essai, Hard Romance, elle montre que le best-seller d’E. L. James Cinquante Nuances de Grey peut précisément être lu comme un manuel de développement personnel à même d’offrir aux individus des clés intéressantes. Les pratiques sadomasochistes des deux personnages principaux, Christian et Ana, offrent un fantasme qui n’est pas sexuel mais culturel : celui de la résolution de la tension entre désir et autonomie qui mine aujourd’hui les relations entre hommes et femmes. Christian est à la fois un dominateur sexuel et un homme qui se laisse gagner par la passion amoureuse, tandis qu’Ana incarne tout à la fois un désir de soumission et une conquête d’autonomie croissante dans sa vie.
Revenir aux forces obscures qui nous traversent ou inventer de nouveaux arrangements sentimentaux? Si Renata Salecl et Eva Illouz considèrent toutes deux que le choix peut tuer le désir, elles n’ont pas du tout la même recette pour le faire renaître.
Renata Salecl : Aujourd’hui, un grand nombre d’individus sont portés à croire qu’ils ont prise sur la trajectoire de leur vie, leurs émotions, leur corps, leur santé, leurs enfants ou encore leur vie amoureuse. Or l’illusion du « tout est possible » conduit de plus en plus de personnes dans l’impasse. À l’opposé de l’approche psychanalytique du désir, conçu comme insaisissable, l’idéologie du choix repose sur l’idée qu’il est possible d’atteindre un degré maximal de satisfaction par l’intermédiaire d’objets appréhendés comme une multitude d’options supposément fixes, clairement identifiables. Plutôt que de libérer le sujet, cette idéologie l’enferme et le plonge dans l’angoisse et la culpabilité. L’idée d’un nombre infini de choix est particulièrement à l’œuvre dans la sphère marchande et exerce sa tyrannie sur les consommateurs. Un jour, je me suis retrouvée paralysée devant la variété infinie de fromages qui m’étaient proposés dans une épicerie fine. J’allais à un dîner et je craignais le jugement à venir des amis sur ma sélection de produits. Mon angoisse était amplifiée par le sentiment de passer pour une idiote incompétente aux yeux des employés du magasin. J’aurais pu pousser plus loin ma quête du choix idéal en cherchant à savoir quel type de pâturage se cachait derrière chaque fromage, comme le héros du roman Palomar d’Italo Calvino, ou en évaluant le nombre de calories de chaque produit.
Selon la philosophe slovène Renata Salecl, le capitalisme tardif a mis au point une stratégie retorse pour nous soumettre : l’illusion de choix illimités.
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