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Andrea Ferreol, Philippe Noiret dans “La Grande Bouffe, de Marco Ferreri, en 1973. © Tamasa Distribution

Le vrai scandale de “La Grande Bouffe”

Ariane Nicolas publié le 19 mai 2023 3 min

Le film de Marco Ferreri La Grande Bouffe est sorti il y a cinquante ans. Provocateur et grossier, il a créé un scandale sans nom lors du Festival de Cannes de 1973. Dans notre infolettre du jour, Ariane Nicolas s'interroge sur les raisons profondes d'un tel outrage.

 

« Lorsque j’ai vu La Grande Bouffe pour la première fois, il y a vingt ans, je ne connaissais rien de son histoire ni de son réalisateur, à peine avais-je entendu parler de Marcello Mastroianni. Je l’ai regardé car c’était un “film culte”, censé étourdir, marquer à vie le spectateur. Fichtre ! N’aimant rien tant que “le plaisir d’être scandalisée”, pour reprendre le mot de Pier Paolo Pasolini, j’ai été servie. Les quatre comparses réunis dans une villa décadente se livrent à une orgie de nourriture et de sexe inouïe, d’une crudité que je ne pense pas avoir revue au cinéma depuis. Noyés dans les excréments au bout d’une heure – la maison empeste après que les toilettes explosent – les personnages s’empiffrent et meurent délibérément dans des conditions grotesques. À l’époque, j’avais surtout vu dans cette farce une critique imagée de la société de consommation : nous nous gavons jusqu’à l’excès et œuvrons à notre perte. Le suicide collectif demeurait métaphorique.

Hier soir, la métaphore s’est quelque peu évanouie sous mes yeux. Au second visionnage, le sous-texte militant a laissé la place à une lecture bien plus sombre. Pourquoi ces bourgeois, sincèrement amis et dont les vies n’ont rien de triste, veulent-ils en finir ? “Question de volonté”, balaie l’un d’eux en se servant un coquelet pour la huitième fois. Ce vouloir-mourir souverain, jamais expliqué, le personnage de Michel (Piccoli, les acteurs portent leur vrai prénom) l’incarne sans doute le mieux. Alternant sous-pull rose, djellaba fantasque et tutu moiré, mais perclus de flatulences et voguant en solitaire, il saupoudre le gavage général de répliques dont le désespoir se pare poliment de drôlerie. Dès 9 heures du matin : “Personne ne veut de mon boudin ?” Brandissant une tête de veau : “To be or not to be ?” À une prostituée : “En dehors de la bouffe, tout est épiphénomène, le sable, la plage, le ski, l’amour, le travail, ton lit.” La merde ? “Le déluge universel.” La vie ? “Vanitas vanitatis.”

Le 21 mai 1973, lorsque La Grande Bouffe est montrée à Cannes, le scandale dépasse les attentes des producteurs, qui avaient fait monter la sauce depuis quelques mois. Le public hurle, la présidente du jury Ingrid Bergman s’étouffe devant cette œuvre “sordide et vulgaire”, la presse française vilipende un film obscène, scatologique, “honteux” – relire les critiques outrées est un délice. Mais le suicide collectif est évoqué incidemment, comme si le scandale était ailleurs, uniquement dans le stupre et les fluides corporels. Or La Grande Bouffe, que Ferreri a certes voulu “physiologique” plus que “psychologique”, parle quand même beaucoup de cela. C’est, à vrai dire, le moteur de son intrigue : la décision de mourir. Et, de même que le suicide d’un être que nous connaissons vient tragiquement fracasser nos vies, le spectateur reste désemparé face au mystère d’une telle radicalité. Pourquoi diable ces hommes ont-ils fini par le faire ?

“Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide”, écrit Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Par “sérieux”, Camus entend “digne d’intérêt” : “Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique […] En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.” Toutefois, on peut aussi déceler une dimension morale dans ce “sérieux”, comme s’il s’agissait de dire : pas drôle. Plaisantez avec tout ce que vous voulez, mais pas ça. De fait, on peut rire de la mort de quelqu’un, si la formule est bien tournée. On ne rira jamais du suicide d’autrui. Ainsi, le scandale de La Grande Bouffe m’apparaît sous un jour nouveau depuis que je l’ai rapproché de cette pensée camusienne. Sa vraie transgression réside dans son refus de prendre le suicide au “sérieux”. Oui, des gens se tuent, et c’est drôle. Que cela puisse choquer, on le comprend. Mais n’est-ce pas le rôle du bouffon, après tout, que de nous communiquer des vérités déplaisantes ? »

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