“L’Enlèvement”, de Marco Bellocchio : la foi aux prises avec la liberté

Dans son nouveau film, le cinéaste italien Marco Bellocchio s’inspire d’un épisode historique pour décrire un pays, une famille et un individu fondamentalement divisés, dans une fresque mélodramatique qui montre la difficile reconquête de la liberté.

« Non possumus. » Cette locution latine revient comme une rengaine tragique dans l’ample film de Marco Bellocchio. Elle résume à elle seule le drame historique réel dont le cinéaste a tiré un long métrage baroque et inspiré. Il retrace le destin d’Edgardo Mortara, retiré en 1858 à ses parents juifs à l’âge de 7 ans, parce qu’il aurait été baptisé en secret par une nourrice catholique. Celle-ci craignait qu’il soit malade, meurt et erre éternellement dans les limbes faute d’avoir reçu le sacrement. Or en vertu de la loi papale, une famille juive ne peut élever un enfant catholique, et Bologne, où vit la famille d’Edgardo, est encore sous l’autorité papale. Pie IX charge donc l’inquisiteur de la région de le faire enlever – l’Église parle, elle, de « retrait » – pour le remettre à la « Maison des catéchumènes et des néophytes » et le rééduquer dans la foi catholique.

La bande-annonce du film L'Enlèvement, de Marco Bellocchio.

« Non possumus » signifie littéralement « nous ne pouvons pas », et c’est la réponse obstinée qu’oppose le pape aux parents d’Edgardo qui implorent de le leur rendre, orchestrant une vaste stratégie de communication médiatique pour dénoncer (sans succès) cette injustice. L’anthropologue américian David I. Kertzer a donné du sens historique à cette saga kafkaïenne dans un essai intitulé L’Incroyable Destin d’Edgardo Mortara. Il y montre comment cette affaire dépasse en réalité les frontières de l’Italie, qui n’a alors pas fini d’être unifiée. Dans une Europe gagné par un courant laïc, ce drame précipite non seulement l’effondrement du pouvoir temporel de l’Église, de plus en plus vacillant en Italie, mais implique aussi, dans un jeu géopolitique, les grandes puissances européennes – dont la Grande-Bretagne et la France – et jusqu’en Amérique.

Mais la complexité de ce drame, et sa grandeur cinématographique, tient aussi à sa dimension existentielle. Car le fils Mortara finit par aimer son statut de victime – ce qu’on appellerait désormais un syndrome de Stockholm. Il éprouve de la reconnaissance pour ses « bourreaux », au point de repousser son frère, engagé dans l’armée italienne, lorsqu’il vient le délivrer tout en libérant Rome de l’autorité du pape, en 1870. Dans ces mémoires, Edgardo Mortara, qui restera fidèle à la foi catholique toute sa vie, sans jamais complètement rompre avec sa famille, écrira d’ailleurs : « Lorsque j’ai été adopté par Pie IX, tout le monde criait que j’étais une victime, un martyr des jésuites. Mais, en dépit de tout cela, je remercie la Providence qui m’avait ramené à la vraie famille de Jésus-Christ […]. Que reste-t-il de tout cela ? Seulement l’héroïque non possumus du grand pape de l’Immaculée Conception. »

Par la beauté des images en clairs-obscurs et la fluidité de sa mise en scène, Marco Bellocchio donne une ampleur mélodramatique à cet épisode historique, décrivant la scission d’un pays, d’une famille et d’un individu. Il le rehausse de scènes fantasmagoriques : un cauchemar du pontife bouffon, qui s’imagine circoncis par des rabbins dans son sommeil, des caricatures qui le moquent s’animant sous ses yeux, Edgardo Mortara qui décrucifie une nuit un Christ vivant en lui ôtant ses clous… Cette fresque soulève ce faisant une question philosophique : Edgardo Mortara a-t-il été sincèrement converti, ou totalement intoxiqué au point de ne plus voir à quoi tient l’exercice de sa liberté ? Comment échapper à l’emprise du dogmatisme ? Peut-on, finalement, forcer quelqu’un à être libre comme on l’a forcé à se soumettre ? Vous avez 2h15 !

L’Enlèvement / De Marco Bellocchio / Avec : Paolo Pierobon, Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi, Enea Sala, Leonardo Maltese, Filippo Timi, Fabrizio Gifuni / Durée : 2h15 / Actuellement en salles