Libertalia, aux origines de l’utopie pirate

Naissance d’un mythe

Ce n’est pas un hasard si le Parti pirate, promoteur d’une pensée libertarienne et d’une conception radicale de la démocratie, s’est ainsi nommé. Les scélérats des mers, battant pavillon noir, hantent notre imaginaire avec un frisson de terreur. Mais ce frisson est aussi un frisson irrésistible de liberté. Le rêve d’une vie sans maître et sans attache. Cette utopie politique n’est pas seulement un idéal : elle a trouvé à se réaliser au XVII^e siècle sous la forme d’une république, Libertalia, quelque part au nord de Madagascar, fondée par le capitaine français Olivier Misson et le prêtre italien défroqué Caraccioli. C’est du moins ce que raconte Charles Johnson (sans doute le pseudonyme de Daniel Defoe) dans son Histoire générale des plus fameux pirates (1728).

Libertalia, dans le récit qu’en fait Johnson, apparaît comme la réalisation et, d’un même geste, la radicalisation des idéaux politiques modernes « aux racines les plus profondes de ce qu’on allait nommer les Lumières », comme le note l’anthropologue David Graeber dans Les Pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia (2019, justement paru aux éditions du même nom, Libertalia) : l’idéal d’un pouvoir qui ne soit accaparé par aucun titre, ni celui du sang, ni celui de la richesse, ni non plus celui de l’ancienneté ; l’idéal d’un pouvoir fondé sur rien d’autre que la participation sans cesse renouvelée de tous les hommes à son exercice. Libertalia, « république fraternelle, sans autre territoire que l’immensité océanique, sans autre constitution que d’antiques et collectifs rêves de cocagne », selon le mot de l’historien Marcus Rediker, auteur de Pirates de tous pays (Libertalia, 2008), n’a littéralement aucun fondement, puisque la mer, qui engloutit tous les repères, constitue pour l’essentiel son territoire. Contrairement à la terre qui retient les traces et les hiérarchies du passé, la mer – accessible seulement par l’entremise technologique des hommes, par la confection des navires – rend possible un tout nouveau commencement, un acte fondateur radicalement neuf et à jamais recommencé, qui est celui de la démocratie. L’anarchiste Peter Lamborn Wilson (dit Hakim Bey), qui enquête davantage sur la République de Salé, établie au Maroc en 1627, pose lui-même cette question rhétorique dans Utopies pirates. Corsaires maures et Renegados d’Europe (1998, réed. 2017) : « La démocratie européenne n’a-t-elle pas en fait une dette directe envers les corsaires ? »

Modernité politique

« Libertalia était une république à l’époque de la monarchie, une démocratie à l’époque du despotisme », résume Rediker. Le ton est donné. Et le premier problème de cette république sera d’éviter la « concentration des pouvoirs », qui conduit inévitablement à l’établissement de hiérarchies tyranniques. Voilà donc les pirates qui déploient toute la palette des garde-fous contre les excès du pouvoir. Le vote, d’abord, car les pirates sont « gouvernés par la majorité », comme le raconte Johnson : « Ils aiment voter […] Toutes les affaires des pirates sont traitées de cette façon [Ils] décid[aient] toutes choses à la majorité des votes. » Vote des lois, d’abord. Les Libertaliens « recherchent une forme démocratique où le peuple lui-même sera l’artisan et le juge de ses propres lois, qui doivent être les plus unanimes possibles ». Ils « avaient en vue un régime démocratique : quand le peuple édicte et juge à la fois ses propres lois, on a affaire au régime le plus convenable. En conséquence, ils demandaient aux hommes de se répartir par dix et d’élire, par groupe, un représentant à l’assemblée constituante chargée de voter des lois saines dans l’intérêt public. »