En Birmanie, les nouveaux visages de la résistance

« Vingt-six, j’ai tué vingt-six personnes.

— Tu es un débutant. Tu les as tuées comment ? Juste avec ton fusil ?

— Oui, bien sûr, je les ai tuées avec mon fusil. Pas à mains nues.

— Nous, on en a tué beaucoup en leur tranchant la gorge. J’en ai tué cinq… non, huit, je crois que j’en ai tué huit comme ça ! La chair humaine, c’est comme de la viande de cochon pour moi… »

Ainsi se poursuit la macabre délibération de trois soldats birmans, visiblement éméchés, vantant leurs prouesses dans une vidéo enregistrée par l’un d’eux sur son téléphone portable. Sans doute perdu ou volé, l’appareil a ensuite été récupéré par un villageois de la région de Sagaing, dans le nord-ouest de la Birmanie, avant d’être transmis à Radio Free Asia, un média financé par le gouvernement américain. Son contenu dévoile des scènes d’une barbarie inexprimable, pourtant loin d’être isolées.

Voilà à quoi ressemble la Birmanie depuis le coup d’État du 1^er février 2021 qui a placé au pouvoir le général autoritaire Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée. Des semaines de manifestations vigoureuses n’auront donc pas suffi aux Birmans pour se faire entendre par les instances internationales, malgré la répression sanglante qui a suivi. Deux ans plus tard, dans un pays tombé dans l’oubli autant que dans la dictature, quelque 13 000 prisonniers politiques croupissent dans les prisons du gouvernement, des condamnations à mort sont prononcées par dizaines, et, chaque jour, des villages soupçonnés de fomenter le trouble sont réduits en cendres. La parenthèse démocratique amorcée en 2011 par la dissolution de la précédente junte militaire et la constitution tant attendue d’un gouvernement civil aura tenu dix ans tout juste. La Tatmadaw, nom historique de l’armée birmane, a de nouveau cédé à ses vieux démons.

Un printemps des peuples ?

Mais il y a cette fois une chose que les généraux voudraient cacher par-dessus tout. Partout dans le pays, la résistance s’organise. Si peu d’informations fiables parviennent à en sortir, l’ampleur de la mobilisation se mesure grâce aux photos et aux vidéos partagées sur les réseaux sociaux avec un hashtag devenu très populaire : #WhatshappeningInMyanmar – « ce qu’il se passe en Birmanie ». Des médias d’opposition prodémocratiques exilés dans les pays limitrophes, comme le célèbre magazine numérique The Irrawaddy installé en Thaïlande, continuent aussi d’authentifier ces contenus et d’entretenir des échanges avec l’opposition sur place. Des documents d’analyse publiés par le « Conseil consultatif spécial pour la Birmanie », un groupe d’experts indépendant formé suite au coup d’État, vont ainsi jusqu’à statuer que seul 17 % du territoire national serait encore sous contrôle stable de la junte, le reste étant contesté ou acquis à des groupes armés locaux d’autodéfense. L’insurrection populaire serait solidement implantée dans au moins la moitié du pays, selon leur rapport.

Les recrues des Special Force Rangers, unité d’infanterie des Forces de défense du peuple, reçoivent leur équipement après plusieurs semaines d’entraînement. © Pierre Terraz

La capacité de résistance du peuple birman n’est donc plus à démontrer. Son unité dans le sacrifice, toutefois, interroge. Car l’ancienne colonie britannique, occupée par l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, est de ces jeunes nations jamais complètement apaisées. Depuis son indépendance en 1948, le pays aux 135 peuplades connaît les plus longs conflits interethniques du globe : les Rohingya y sont inlassablement persécutés à l’ouest, les Karen, à l’est, sont embourbés dans une guerre d’indépendance contre l’État central qui dure depuis plus de soixante-dix ans. L’expérience d’un autoritarisme sans précédent paraît pourtant avoir réuni, comme par miracle, l’ensemble des citoyens sous la bannière d’un même « printemps des peuples birmans ».

Serait-ce l’identification d’un ennemi commun, plus barbare que tout autre, qui aurait permis cette large alliance en si peu de temps ? Ou la perspective, plus individualiste, qu’en contraignant la junte à se retirer, il soit possible de fonder un nouvel ordre constitutionnel, un État fédéraliste laissant davantage d’autonomie à chaque région et à chaque ethnie ? L’éveil d’une jeune génération universaliste, connectée au reste du monde et inquiète pour son avenir, est encore une hypothèse. Alors, au fond, quels peuvent être les nouveaux fondements d’une nation rongée par des décennies de conflits fratricides, mais soudainement soudée pour sauver sa peau ?

Histoires de soldats

Saw Lal Bwal Flo transpire à grosses gouttes. Après trois heures de marche à vive allure dans la moiteur d’une jungle épaisse, le combattant pointe enfin du doigt un filet de fumée qui s’échappe d’une petite colline à l’horizon. C’est l’un des camps secrets de l’armée du Kawthoolei (KTLA), groupe ethnique armé affilié aux Forces de défense du peuple (PDF), l’organisation mère de la rébellion antigouvernementale. Là sont retranchés 200 soldats, hommes et femmes, anciens civils venus de tout le pays pour combattre la junte. Depuis la Thaïlande, le long d’une frontière poreuse, nous entrons clandestinement en Birmanie, dans l’État karen – les journalistes étrangers étant interdits dans le pays.