L’interdiction de l’abaya à l’école est-elle justifiée ?
Au-delà du vacarme médiatique provoqué par la décision du ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal d’interdire le port de l’abaya à l’école se pose une question fondamentale sur l’articulation de la liberté et de la laicité. Opposé à la mesure, le philosophes Jean-Fabien Spitz y voit une menace pour la liberté de conscience des élèves. Favorable à l’interdiction, la spécialiste des questions d’éthique et de laïcité Catherine Kintzler y voit le moyen d’assurer une respiration par rapport aux assignations communautaires.
Voici, enfin, les arguments de fond du débat.
Jean-Fabien Spitz : “L’éducation passe par la liberté, non par la contrainte”
Jean-Fabien Spitz : Il faudrait commencer par bannir les termes d’abaya et de foulard « islamique », car il est seulement question d’une robe longue ou d’un foulard couvrant les cheveux qui ne sont ni islamiques ni chrétiens ni athées, ce sont seulement des vêtements aux yeux de la République. Revenons aux principes d’une société libérale et laïque. La liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de pratiquer une religion et de la manifester (y compris dans l’espace public) est une liberté fondamentale reconnue dans toutes les démocraties libérales à l’exception de la France. L’idée est simple à comprendre : un État dit libéral n’interdit que les actions et comportements qui nuisent aux intérêts civils des tiers, à leur vie, à leurs biens, à leur liberté. Le port d’un vêtement, quel qu’il soit, est-il dans ce cas ? La réponse est non. Un régime politique fondé sur la liberté n’a pas à scruter les intentions, ni la signification que les individus attribuent à leur apparence, mais uniquement leurs actes.
Quant à l’argument selon lequel le port de certains vêtements, sans être directement violent ni faire de tort à quiconque, pourrait néanmoins conduire à de tels actes ou les encourager, il est absolument sans valeur. Pour que l’interdiction soit fondée, il faudrait que l’incitation soit directe et explicite et non pas supposée et sans preuves. Il y a quelque chose d’intolérable – et de profondément discriminatoire – à laisser entendre que parce qu’une personne pense ou croit quelque chose, elle a une disposition à commettre certains actes alors qu’on ne dispose pas de la moindre preuve. Cette manière de faire endosser par certains la responsabilité d’actes commis par d’autres relève de la punition collective, une pratique pénale héritée du Moyen Âge.
Mais, dira-t-on, cette interdiction est justifiée parce qu’elle s’adresse à des jeunes en formation et par conséquent influençables. Objection sans fondement : l’éducation passe par la liberté et non par la contrainte. Si éducation à la laïcité il doit y avoir, elle doit prendre la forme d’un enseignement sur les rapports entre religion et politique au cours de l’histoire et aujourd’hui, un enseignement qui expose les arguments et non la récitation par cœur de ce qui s’apparente de plus en plus à un véritable catéchisme.
“Comment l’école peut-elle amener les élèves à adhérer aux préceptes qui lui sont indispensables quand elle tente d’en imposer qui sont de pures brimades ?”
On pourrait relire à cet égard le discours de Georges Clemenceau sur la liberté de l’enseignement devant le Sénat en novembre 1903. Repoussant l’idée d’interdire les congrégations religieuses de tout enseignement, il s’exclame : « Je veux me placer sur un terrain où je suis inexpugnable, et vous n’en trouverez pas d’autre que le droit de l’individu parce que c’est une réalité tangible, parce que le problème des républiques, c’est d’accroître cette réalité, de la faire toujours plus forte, toujours plus puissante, de faire l’homme toujours plus libre. » Prétendre soustraire les adolescents au religieux, dit Clemenceau, c’est prétendre les empêcher de se poser les questions les plus difficiles : « Qui sommes-nous, qu’est-ce que la Terre, ce ciel, ces nuages, ces étoiles ? D’où cela vient-il ? D’où cela procède-t-il ? Où cela nous emmène-t-il ? » Si l’on ne répond pas à ces questions, ou si l’on prétend qu’elles n’ont pas lieu d’être, on fait table rase dans l’intelligence de l’enfant, et à quoi aboutit-on « sinon à le préparer pour les leçons de l’Église ? » Précisément « celle qui répond bien ou mal à toutes les questions, qui a la solution à tous les problèmes. Tous ces problèmes que vous n’aurez pas osé aborder, on ira en chercher la solution de l’autre côté de la rue. Il se trouvera que vous aurez travaillé contre vous-mêmes ». L’enthousiasme pour la raison et la science ne doit pas devenir un dogme incontestable car, ajoute Clemenceau, « nous devons toujours maintenir ce principe fondamental qu’il s’agit de convaincre les hommes en nous appuyant uniquement sur leur adhésion volontaire, sans persécuter personne, sans jamais prétendre à l’infaillibilité, sans réclamer et imposer au nom de la raison le monopole de dogmes immuables ».
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