Pourquoi il est si difficile d’arrêter une dispute

Dans Se vouloir du bien et se faire du mal. Philosophie de la dispute (Flammarion, 2022), Maxime Rovere éclaire la mécanique des disputes, moins pour comprendre leurs causes que pour identifier les réseaux d’interactions dans lesquels elles sont prises. Entretien.

Les disputes, privées ou publiques, saturent notre quotidien, comme si quelque chose dans l’air du temps nous poussait à nous énerver. Votre intérêt pour la dispute procède-t-elle de ce constat, ou vise-t-il plutôt à comprendre sa logique intemporelle, résumée dans votre question de départ : “Comment donc, en dépit de leur bonne volonté, des personnes qui se veulent globalement du bien peuvent-elles se faire du mal ?”

Maxime Rovere : Les petits problèmes contemporains sont les meilleures portes d’entrée vers les grandes questions philosophiques. La polarisation de notre quotidien, notre faible tolérance à la frustration, nos manières de juger à l’emporte-pièce et surtout nos souffrances – celles que nous ressentons et celles que nous distribuons autour de nous – permettent de se poser des questions que j’explore une par une : comment surmonter les tensions ? à qui la faute ? comment se pardonner ? vers quoi changer ? Dans tous les cas, il est indispensable que l’interrogation philosophique soit motivée, qu’elle ait un moteur émotionnel. Et ce moteur est d’autant plus pertinent qu’il a pour origine une souffrance partagée, une souffrance sociale.

La patience, la douceur, la bienveillance… n’ont-elles vraiment aucune prise sur nous dans le mouvement de la dispute ? Qu’est-ce qui nous anime lorsqu’on s’emporte ?

Disons plutôt qu’aucune prescription morale (fais preuve de compréhension, de patience, de bienveillance, etc.) ne fera jamais naître les vertus qu’elle préconise. Pour échapper à l’impuissance, il vaut mieux renoncer à ces injonctions culpabilisantes, ce qui suppose de ne plus rapporter nos comportements seulement à des personnes théoriquement libres de choisir leurs comportements (comme le fait la morale), sans pour autant dissoudre les individus dans des déterminismes de grande ampleur (comme le font parfois les sciences humaines), pour étudier des éléments comportementaux plus fins : les interactions. La question de l’origine du mal – en l’occurrence, des disputes – trouve alors à s’éclairer par des formes contemporaines de rationalité qui intègrent la complexité et l’aléatoire. Du coup, l’enjeu n’est plus d’expliquer la dispute par sa cause, car ce qui l’engendre en surface est souvent secondaire. Mais de la comprendre comme le produit d’interactions qui suivent leur propre logique. En un sens, il s’agit d’accepter que nous soyons en permanence en dialogue non seulement entre nous, mais aussi avec nos propres actes.

“Une dispute est comme une bombe atomique : une réaction en chaîne” Maxime Rovere

“Une dispute fonctionne exactement à la manière d’une bombe atomique”, écrivez-vous, pour signifier qu’il s’agit d’une réaction en chaîne. Qu’entendez-vous par là ?

Dans une bombe atomique, la fission d’un atome libère des électrons qui, en frappant d’autres atomes, libèrent d’autres électrons, et ainsi de suite. L’immense énergie que dégage ce phénomène vient de ce qu’il s’agit d’une réaction en chaîne, capable de fournir à elle-même son propre aliment. Une dispute est également une réaction en chaîne : quelqu’un fait une maladresse ou dit une grossièreté, et les réactions que cela provoque sont souvent à leur tour maladroites et grossières, de sorte qu’elles engendrent à nouveau une réaction de même type, etc. Cette réflexion remet en cause la notion de responsabilité : ce n’est pas seulement l’agent qui a commencé qui est « responsable », mais la manière dont les interactions forment des boucles d’agressivité qui nous font tous tourner en rond. Voilà pourquoi il est essentiel de refonder la notion de responsabilité.