Raffaele Simone : “L’immigration n’a pas été analysée ni comprise”

Il y a quelques jours, des milliers de migrants franchissaient les frontières des enclaves espagnoles du nord de l’Afrique, à la frontière avec le Maroc. Y voyez-vous un signe de ce que vous nommez dans votre dernier essai la « Grande Migration » ?

Raffaele Simone : Ce n’est qu’un épisode d’un processus beaucoup plus vaste. Le XXI^e siècle voit se réactiver la gigantesque chaîne des mouvements de masse qui caractérisent les phases primitives du peuplement du globe. Une enquête Gallup effectuée dans 151 pays en 2008 montre qu’environ un quart de la population mondiale manifeste une propension à émigrer. Cette tendance, si elle est présente sur tous les continents, est plus forte dans des pays comme la Sierra Leone, le Guyana, le Congo et le Nigeria, où elle concerne plus de la moitié des personnes interrogées ! Et les préférences s’orientent vers l’Occident, en particulier l’Europe. On peut donc dire que la tendance à quitter son propre pays est l’un des signes sociaux primaires de la modernité. Il ne s’agit pas de petits mouvements de population. En 2015, l’Allemagne a accueilli 1,5 million de réfugiés en trois mois. C’est pour cela que je parle d’événement fatal, c’est-à-dire un épisode qui va modifier à jamais les modes de vie d’une partie de l’humanité. Ce n’est pas rien. Mais les dirigeants européens ferment les yeux. D’un côté, il y a ce sentiment d’une Europe coupable de la colonisation, de la guerre et de l’exploitation postcoloniale dans les pays dont sont issus les migrants arrivant en Europe. De l’autre, il y a des fables effrayantes comme le « Grand Remplacement », où l’on imagine des masses venues de pays musulmans arriérés qui vont remplacer la civilisation européenne. Il ne reste donc que la peur, souvent exploitée politiquement mais jamais analysée, et une mauvaise conscience affichée des élites qui conduit au mieux à des mesures inefficaces, au pire à l’inaction. 

“On ne veut pas faire des immigrés des travailleurs mais des esclaves, des délinquants ou des reclus. C’est cela l’accueil généreux de l’Europe ?”
Raffaele Simone

Vous faites une comparaison entre ce que vous appelez la « Grande Migration » et les invasions barbares de l’Empire romain. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Pour éviter toute polémique, précisons que l’expression « invasions barbares » est erronée. La tradition allemande parle, elle, de « migrations de populations » (Völkerwanderungen), expression qui ne suscite pas de problème, car elle n’attribue à personne le qualificatif du « barbare ». Je fais donc cette comparaison parce qu’il s’agit, à ma connaissance, du seul exemple historique au cours duquel une grande masse de population se déplace vers un espace densément peuplé à cause des disettes et des luttes internes, en même temps qu’elle est attirée par la richesse de l’Empire qu’elle pense, à tort, immense. Tout comme les migrants, qui ont souvent une conception mythifiée et idéalisée de l’Europe… À l’époque, ces invasions sont aussi rendues possible par la porosité de frontières étendues et peu contrôlables. Une autre analogie surprenante réside dans le fait que c’est précisément l’empereur romain Valentinien [321-375] qui permet alors aux barbares de traverser le Danube, pensant ainsi pouvoir les exploiter au sein de l’armée. Les barbares deviennent des esclaves, comme aujourd’hui quantité d’immigrés se retrouvent exploités, des cultures italiennes aux vignobles français en passant par les chantiers, quand ils ne sont pas dans les trafics illégaux, la mendicité ou simplement parqués dans des camps comme la « Jungle » de Calais, le campement d’Idomeni en Grèce ou celui de Vintimille en Italie. C’est une honte et une source d’inquiétude sociale. On ne veut pas en faire de travailleurs mais des esclaves, des délinquants ou des reclus. C’est cela l’accueil généreux de l’Europe ?