“Tiānxià” : l’ordre mondial vu depuis la Chine

Quelles sont à vos yeux les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’ordre mondial ?

Zhao Tingyang : Il est trop tôt pour évaluer les conséquences de la guerre. La perception immédiate peut s’avérer erronée lorsqu’elle est mesurée à l’aune de la longue durée, notion développée notamment par Fernand Braudel. Depuis que j’ai lu Braudel, je lis moins les nouvelles. Les changements dans la nature ontologique de notre réalité sont beaucoup plus importants. Les « événements ontologiques » provoquent un changement dans les modes de vie. Selon le Yi Jing (易经, Le Livre des mutations), une sorte de « bible » chinoise, les mutations d’époque sont avant tout liées à des inventions technologiques. Je crois que c’est vrai. À cet égard, Fukuyama se trompe quand il parle de « fin de l’histoire ». Le monde avance. Il ne reste pas grand-chose, semble-t-il, de l’héritage éclairé de la démocratie libérale. Le concept de démocratie est ouvert à d’autres possibilités – car la réalité change ontologiquement. J’ai moi-même proposé l’idée de « démocratie intelligente » dans l’espoir de trouver une autre manière, plus rationnelle, de penser les problèmes que la démocratie libérale n’est apparemment pas en mesure de résoudre.

“Selon le Yi Jing, les mutations d’époque sont avant tout liées à des inventions technologiques. Je crois que c’est vrai” Zhao Tingyang

Quels sont les problèmes de la démocratie libérale, d’après vous ?

Au sein de la démocratie libérale, la « publicratie » est un cheval de Troie de la déraison. Par publicratie, j’entends une distorsion démocratique, un abus de la démocratie. Au lieu de « l’usage public de la raison » dont parle Kant, la publicratie encourage les idées préconçues et une irrationalité collective qui dominent l’espace public. L’espace public – sous la forme de l’agora antique – était censé libérer la pensée des doctrines arbitraires par un débat ouvert et raisonnable. Mais la publicratie est devenue un « marché d’opinions » où prédominent les préjugés, les idéologies, les rumeurs et les mensonges les plus séduisants. Le monde assiste à la naissance d’une publicratie despotique, qui est au fond une déformation de la démocratie au nom de la démocratie. La combinaison avec le politiquement correct a encore aggravé la situation. La démocratie libérale – conçue pour protéger la « liberté négative » de tous – est aliénée au politiquement correct, qui prête d’abord attention à la « liberté positive » de groupes individuels. Isaiah Berlin [1909-1997, philosophe politique et historien des idées] m’a convaincu que les libertés positives sont imprévisibles et dangereuses.