Timothy Snyder. Un nouvel Holocauste est-il possible ?

L’historien américain Timothy Snyder, 47 ans, professeur à l’université Yale, voix tranquille, gestes souples et regard clair de premier de la classe, est-il un provocateur ou un savant audacieux ? Entendons-nous : ce n’est pas un fantaisiste. Parlant une douzaine de langues (dont le yiddish, le russe et le polonais), il a exploré des sources inaccessibles à beaucoup de ses collègues, déplacé vers l’est de l’Europe le regard sur les deux grands totalitarismes du XX^e siècle (comme en témoigne son livre remarquable Terres de sang, Gallimard, 2012), contribuant ainsi à des avancées historiographiques aujourd’hui unanimement saluées. Mais son dernier ouvrage, Terre noire (Gallimard, septembre 2016), consacré à l’Holocauste, veut aller plus loin. Sous-titré en anglais « History and warning » (« histoire et avertissement »), il prend à rebours au moins trois de nos idées reçues sur la Shoah. D’abord, qu’elle a surtout eu lieu dans les camps de la mort d’Auschwitz – non, l’énorme majorité des victimes a été massacrée là où elle habitait, et bien avant 1943. Ensuite, que l’antisémitisme européen, au cœur de l’idéologie hitlérienne, en est responsable – cela ne suffit pas à l’expliquer. Enfin, qu’elle est le résultat d’un État puissant et répressif, le III^e Reich – au contraire, c’est la destruction des États qui l’a rendue possible. En réfutant ces points, Snyder montre comment… l’Holocauste peut recommencer – des États affaiblis, la lutte pour les ressources, la création d’hommes « superflus », comme dirait Hannah Arendt... « N’oublions pas, prévient Snyder, que l’idéologie de Hitler était l’une des réponses possibles à la mondialisation de l’époque. »

Nous avons rencontré Timothy Snyder au festival Rendez-Vous de l’histoire de Blois en octobre dernier, alors que le Brexit venait d’être voté par le peuple britannique. Depuis, il a publié sur sa page Facebook, puis sur le site du magazine In These Times après l’élection présidentielle américaine, un article virulent, assez étrange, en forme de kit de survie, « 20 Lessons from the 20^th Century on How to Survive in Trump’s America » – traduit dans Le Monde du 19 novembre 2016 par « Vingt leçons pour résister au monde de Trump » : « N’obéissez pas à l’avance » ; « Protégez les institutions » ; « Gardez votre calme » ; « Croyez-en la vérité » et… « Soyez patriotes ».

Vivons-nous sans le savoir « dans le monde de Hitler » ? Voici de quoi bousculer nos certitudes, nous obliger à réfléchir… et à discuter.

Quelles sont nos idées fausses sur la Shoah ?

Timothy Snyder : En 1942, lorsqu’est énoncée la « solution finale » nazie, l’extermination des Juifs d’Europe a déjà fait plus d’un million de victimes dans des massacres de masse, essentiellement par balle ou par « affamement ». Parmi les trois millions de Juifs polonais tués par l’Holocauste, seuls 7 % le furent à Auschwitz. Presque tous les Juifs soviétiques périrent là où ils vivaient. 97 % des victimes de l’Holocauste n’étaient pas allemandes. Les Juifs d’Europe de l’Ouest n’en représentent qu’une part mineure. Ces faits sont là pour corriger des stéréotypes qui se sont installés dans les mémoires. L’Holocauste a commencé dès la fin des années 1930, avec l’invasion de l’Autriche, puis de la Pologne, et a eu lieu massivement à l’Est. Pourquoi ? Premièrement, parce que c’était là que vivaient majoritairement les Juifs ; deuxièmement, parce que la véritable confrontation se jouait, pour Hitler, avec l’Union soviétique. En Occident, Auschwitz est devenu le symbole de la Shoah, alors que n’y sont mortes « que » 20 % de ses victimes. Réduire l’Holocauste à Auschwitz permet d’oublier que les tueries de Juifs en masse commencèrent dans les localités que l’Union soviétique venait de conquérir. Ce symbole empêche de comprendre comment – et par quelles conditions idéologiques, politiques et matérielles… – la Shoah a été possible.