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Au cœur de la forêt du Risoux, dans le parc naturel régional du Haut-Jura, l’écoacousticien Jérôme Sueur procède au lancement d’une campagne d’enregistrements qui durera plusieurs mois. © Jean Baptiste Strobel pour PM

Reportage dans le Jura

Une forêt sur écoute

Martin Duru publié le 25 octobre 2023 15 min

Connaissez-vous l’écoacoustique ? C’est la discipline qui étudie l’ensemble d’un paysage par le son. Pour Jérôme Sueur, chercheur et auteur d’une Histoire naturelle du silence (Actes Sud, 2023), c’est autant une aventure scientifique qu’une quête existentielle, au cours de laquelle, pour une fois, l’homme s’efface afin d’entendre le monde. Nous avons tendu l’oreille en sa compagnie dans le parc naturel régional du Haut-Jura où il a posé ses enregistreurs.

 

Soudain nous bifurquons. Nous quittons la piste caillouteuse pour nous aventurer dans la forêt. Passé la lisière, une sente descend en pente légère dans un décor de mousses et de fougères. En cette matinée de juillet, nous nous enfonçons dans la forêt du Risoux, située dans le parc naturel régional du Haut-Jura, à quelques kilomètres au nord de la commune des Rousses. C’est la moyenne montagne : juchée sur un anticlinal, la forêt s’élève à environ 1 200 mètres. À cette altitude, il s’agit d’une pessière, une forêt où l’espèce dominante est l’épicéa. Souvent pluriséculaires, les arbres s’enracinent dans un sol karstique que les eaux de pluie acide ont fendillé et crevassé – gare à là où on met les pieds. Nous suivons la sente quand se laisse apercevoir, encore lointaine, une petite boîte verte perchée sur un tronc à plus de deux mètres de hauteur. On dirait un nichoir ; on s’approche encore. Sur ses parois latérales, la petite boîte verte est festonnée de deux bulbes encapuchonnés de mousse noire. Plus de doute : ce n’est pas un nichoir contre l’écorce. Les bulbes sont des micros. Le Risoux est sur écoute.

Notre guide dans le Haut-Jura, Jérôme Sueur, est enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Il se consacre à une discipline méconnue, l’écoacoustique, qu’il nous présente tandis que nous nous asseyons dans les herbes. « L’écoacoustique est une science qui étudie les écosystèmes et leur évolution à travers le prisme des sons. Elle dérive de la bioacoustique qui, elle, analyse le comportement sonore des vivants, en s’attachant à certaines espèces en particulier. Le champ de l’écoacoustique est beaucoup plus large : nous nous intéressons à toutes les populations et à toutes les communautés d’animaux représentées sur un site donné. Sans faire de discrimination, l’écoacoustique embrasse tous les sons du vivant, ce que l’on appelle la “biophonie”. Mais elle traite également des sons naturels qui n’ont pas d’origine animale – c’est la “géophonie”, les sons du vent, de la pluie, des rivières… – et des sons non naturels liés à l’homme – c’est l’“anthropophonie”, les sons produits par nos machines, par exemple. Nous cherchons à quantifier la part de ces différentes catégories de sons dans les écosystèmes – ici, l’écosystème forestier. Par l’écoute, l’écoacoustique permet de suivre l’état de la biodiversité et de voir dans quelle mesure celle-ci est affectée par l’activité humaine, avec des phénomènes comme les pollutions ou le dérèglement climatique. »

 

Un monde sonore sans nous

Comment Jérôme Sueur a-t-il atterri au Risoux, lui qui ne connaissait pas le Haut-Jura ? En 2017, il est contacté par l’équipe dirigeante du parc naturel régional, pour mener une enquête scientifique sur l’identité sonore de la forêt. Un an plus tard, un programme unique en France, baptisé « dB@Risoux » et conçu pour s’étaler sur quinze ans, est lancé. Avec des collègues ingénieurs et bioacousticiens, Jérôme Sueur installe quatre magnétophones au cœur de la pessière. Distants d’un kilomètre et équipés chacun de deux micros omnidirectionnels, ils sont programmés pour enregistrer le Risoux une minute tous les quarts d’heure, un laps de temps suffisant pour obtenir des échantillons représentatifs. Pas de off : le suivi dure toute l’année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Grimpé sur son échelle pliable, l’écoacousticien nous montre aussi, accrochés au même tronc d’épicéa, un capteur de mesure de la température et de la pluviométrie, ainsi qu’une caméra qui prend des photographies des alentours. Cela ressemble fort à un dispositif d’espionnage. Jérôme Sueur qualifie d’ailleurs les micros de « petits mouchards », avant de détailler l’esprit de l’expérimentation : « Nous avons opté pour le protocole le moins intrusif possible. L’idée est de poser les enregistreurs et de s’en aller. L’avantage, c’est que les vivants du Risoux ne sont pas dérangés. Le prix à payer, pour nous, est que nous ne sommes plus en contact prolongé avec le terrain. On gagne en discrétion ce que l’on perd en expérience naturaliste : d’habitude, on se cache avec nos micros pour glaner des informations sur les populations étudiées ; là, nous ne sommes plus terrés mais tout bonnement absents. » Voici des chasseurs de sons qui cultivent l’art de disparaître : des pisteurs, oui, mais des pisteurs évaporés – « dB@Risoux » ou la captation d’un monde sonore sans nous.

Deux fois par an, en été et à l’automne, l’équipe revient pour assurer la maintenance des appareils, une visite éclair qui réserve parfois des surprises. Jérôme Sueur pointe du doigt un tas de branchages au pied de l’arbre. C’est une planque : dessous gît la batterie de douze volts qui alimente le magnétophone, les deux appareils reliés par un câble. En juillet dernier, celui-ci a été découvert rongé par une créature non identifiée : quatre mois de données perdues… La vengeance des espionnés ? Depuis, le câble a été engainé.

Le calcul donne le tournis : une minute d’enregistrement tous les quarts d’heure, cela donne au final 584 heures de prise de son par an et par magnétophone. Tâche titanesque que de tout écouter ; alors l’informatique prend le relais. Jérôme Sueur utilise des systèmes d’intelligence artificielle qui classent et reconnaissent automatiquement les sons collectés. Au Risoux, les êtres de la forêt les plus entendus sont sans surprise les oiseaux. Des espèces communes, comme le rouge-gorge ou la fauvette à tête noire, mais aussi plus typiques de la région, aux noms enchanteurs, tels le pic tridactyle, le troglodyte mignon ou, la mascotte locale, le grand tétras, gros coq aux yeux fardés de rouge, le « quetzal du Risoux », commente malicieusement l’écoacousticien. Les mammifères se font plus discrets : quelques enregistrements ont capté le brame tonitruant du cerf. Puis, il y a les grands prédateurs : des meutes de loups se sont reconstituées dans le Haut-Jura, et les magnétophones ont intercepté des hurlements lointains aux modulations sinueuses – la présence des loups électrise la région, plusieurs attaques de troupeaux ayant été recensées… Le lynx boréal rôde aussi par ici. Mais lui, l’insaisissable félin tapi au plus profond de la forêt, est resté jusque-là inaudible. Le Risoux n’a pas encore livré tous ses secrets.
 


DÉCOUVREZ LES SONS DE LA FORÊT DU RISOUX


 

L’ouïe contre la vue

Nous laissons les espions à leur travail, et Jérôme Sueur nous emmène à un autre site d’enregistrement. C’est une prairie piquetée de gentianes et de centaurées, où se dresse un appareil plus rudimentaire qui capte les sons de la nature au moyen d’un basique micro de téléphone portable. L’équipe de « dB@Risoux » a voulu compléter le dispositif initial d’écoute en s’intéressant aussi aux milieux ouverts. Dans ce lieu où stridulent les grillons et les criquets en pleine phase de reproduction, l’écoacousticien est dans son élément, lui, le passionné d’insectes qui a consacré sa thèse aux cymbalisations des cigales du monde entier, des collines provençales au Mexique. Il nous indique le cadran de sa montre : une nouvelle prise va démarrer ; silence. On se laisse happer par un tapage exquis. Ce qui s’offre à nous, c’est un paysage sonore particulièrement riche. Cette expression a été inventée pour traduire le mot anglais soundscape, forgé par le compositeur et théoricien canadien R. Murray Schafer (1933-2021). Consacrée, elle fait néanmoins l’objet de critiques. Pourquoi ? Parce que le terme même de paysage, soit la portion d’étendue que l’on contemple à distance, est très lié à la vue ; parler de paysage sonore, ce serait passer à côté de l’expérience propre de l’écoute, où, souvent, l’on entend avant de voir – dans cette prairie, les insectes sont invisibles…

Jean-Baptiste Strobel pour PM
La Chaux Sèche est l’une des plus vastes clairières du massif du Risoux. Quand le soleil se couche, le la est donné par la chevêchette et la bécasse des bois. Parfois, un loup se joint à leur chœur. © Jean-Baptiste Strobel pour PM

Dans un fragment, Nietzsche oppose la vue et l’ouïe, pointant une supposée prééminence de la première sur la seconde. « Voilà ce qui domine tout être humain : à partir de l’œil ! » s’exclame le philosophe, avant de soutenir que l’ouïe, négligée, offre pourtant « une tout autre conception, merveilleuse du même monde » (Fragments posthumes). C’est que la vue, sens théorique par excellence, identifie, cerne, découpe le sensible au service d’une pensée de l’être immuable, tandis que l’ouïe, elle, plonge dans un tohu-bohu permanent, à l’affût de sons qui montent et s’évanouissent – le monde est alors saisi dans son devenir incessant. Plus proche de nous, Jean-Luc Nancy (1940-2021), lecteur de Nietzsche, écrit : « Écouter, c’est entrer dans [une] spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré : car elle s’ouvre en moi tout autant qu’autour de moi » (À l’écoute). En d’autres termes, si la vue nous sépare de ce qui nous environne, l’ouïe nous fond dans un lieu dont l’ambiance se diffuse et résonne en moi ; l’écoute est une expérience non pas réflexive mais immersive.

“Quand j’écoute, je ferme les yeux. Physiquement, le son est une onde universelle qui nous traverse, alors c’est la meilleure manière de se rendre attentif à ce qui se passe alentour”
Jérôme Sueur

 

L’enregistrement terminé, on teste ces hypothèses métaphysiques auprès du scientifique : « Quand j’écoute, je ferme les yeux, abonde Jérôme Sueur. Physiquement, le son est une onde universelle qui nous traverse, alors c’est la meilleure manière de se rendre attentif à ce qui se passe alentour. Je suis toujours frappé par l’extrême dynamisme du sonore. Nous nous trouvons dans cette prairie depuis dix minutes, et qu’est-ce qui a changé visuellement ? Pas grand-chose… Pendant ce temps, à l’image de cet oiseau, un pipit, qui a vocalisé, puis s’est envolé, les événements sonores ont été si nombreux ! Cela dit, je n’opposerais pas aussi nettement la vue et l’ouïe : parfois, la vue vient confirmer des informations glanées dans l’écoute, par exemple quand j’avise tel insecte qui a vibré à mes oreilles. » Comme pour prolonger cette remarque, Jérôme Sueur montre du doigt un papillon aux ocelles bleutés qui virevolte autour de nous. Il s’agit, précise-t-il, d’un paon-du-jour ; lui en revanche se donne à voir mais pas à entendre.

 

Bruits humains, trop humains

Le Risoux, que nous arpentons à nouveau, est un territoire chargé d’histoire. Transfrontalière, la forêt fut pendant la Seconde Guerre mondiale un corridor d’exil vers la Suisse. Un réseau de passeurs avait été constitué pour permettre notamment à des Juifs menacés de déportation de fuir la France occupée. La nuit venue, la pessière se peuplait aussi de contrebandiers qui enjambaient le mur de pierres sèches marquant la frontière… Aujourd’hui, ce sont des randonneurs cramoisis que l’on croise. Mais la présence humaine se fait parfois plus bruyante. Il y a le fracas des engins dans une vaste carrière de calcaire. Il y a les stridences des tronçonneuses dans cette forêt en grande partie exploitée. Et surtout, il y a les avions.

C’est un déchirement englobant dans le ciel, ou une rumeur plus sourde qui l’emplit par intermittence ; l’aéroport de Genève est à une quarantaine de kilomètres. Paradoxe : le Risoux est un espace préservé – c’est, entre autres labels, une zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff) –, et pourtant il n’est jamais assuré d’y être tout à fait tranquille. Le constat du suivi écoacoustique est sans appel : « Sur une année complète, en moyenne, on entend un avion sur 75 % des fichiers, et, en milieu d’après-midi, on monte à plus de 90 %. Au cœur de la nuit, vers 3 heures du matin, cela retombe à 25 %, ce qui est déjà important. » En pleine pandémie de Covid-19, avec la mise sous cloche du trafic aérien, l’année 2020 a dû marquer une trêve significative, se dit-on. Las ! suprême ironie, un problème technique a empêché les chercheurs de « dB@Risoux » de recueillir des données cette année-là…

Il n’en reste pas moins que la pollution sonore empoisonne le Risoux. Les avions ? Des oiseaux de malheur aux yeux de Jérôme Sueur : « Cette nuisance correspond à ce que l’on appelle du bruit en théorie de l’information et en acoustique. Dans son sens technique, le bruit désigne tout son qui perturbe la communication. Le problème avec les avions, c’est que leur survol empêche les vivants de bien s’entendre. Si les animaux émettent des sons, c’est pour montrer à leurs congénères qu’ils sont là ; c’est aussi pour se faire la cour ou se prévenir de l’existence d’un danger. » Nietzsche, encore lui, écrit dans Aurore (1881) que l’oreille est « l’organe de la peur », tendue vers les événements inhabituels et inquiétants qui surviennent sur un territoire. « C’est très juste ! Évolutivement, l’ouïe est un système d’alerte. Si un avion passe, les vivants sont obligés de vocaliser plus fort, plus aigu, ou de se taire, ce qui dans les deux cas compromet leur survie. Et puis le bruit, pour eux comme pour nous, est cause de fatigue et de stress. »

Dans son livre Histoire naturelle du silence (Actes Sud, 2023), l’écoacousticien a des lignes édifiantes contre les bruits humains, trop humains, avec une aversion particulière pour les vrombissements de moteurs. Il développe une approche non pas privative, mais soustractive du silence : celui-ci n’est pas une absence de sons, un vide ; plein, palpitant, il s’obtient quand seuls les sons des vivants et des éléments s’élèvent, c’est-à-dire quand les humains et leurs machines mettent la sourdine. On s’interroge : cette conception ne filtre-t-elle pas avec une forme de manichéisme ? D’un côté, une nature munificente et innocente ; de l’autre, une civilisation pétaradante et coupable… Ce dualisme nature/culture est largement écorné dans la pensée écologique contemporaine. Certains penseurs vont même jusqu’à répudier le mot même de « nature », créé pour isoler l’homme du reste du monde et justifier le pillage intégral de ses ressources. Jérôme Sueur ne se démonte pas : « J’assume une vision assez dichotomique. Du point de vue acoustique, l’homme est incontestablement à part. Notre espèce a une présence écrasante, elle a cette volonté de puissance sonore qui l’impose aux autres vivants. Pourquoi, par exemple, infliger le bruit des cloches aux vaches du Jura, si, apparemment, cela les rend sourdes ? Quant au terme de “nature”, je sais bien qu’il n’est plus en vogue, mais je me méfie des acrobaties rhétoriques pour l’éviter. Je n’ai aucun problème à dire que je travaille au Muséum national d’histoire naturelle. Ce mot, je le garde. » Dont acte.

 

« Les oreilles n’ont pas de paupières »

À cheminer avec notre interlocuteur, difficile de ne pas songer à un autre philosophe qui fuyait le monde des hommes pour se réfugier dans la nature : Jean-Jacques Rousseau. Lui qui avait coutume de passer longues heures à herboriser en forêt et qui, lit-on dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1782), ressentait « des extases, des ravissements inexprimables à [se] fondre dans les systèmes des êtres, à [s’]identifier avec lui ». Le natif de Genève avait déniché un havre de paix pas si éloigné du Risoux. Ayant vécu sur une île du lac de Bienne, au pied du Jura, côté suisse, il décrit les lieux avec une attention remarquable aux sons, ainsi lorsqu’il célèbre « un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ». Les yeux de Jérôme Sueur brillent quand on lui rappelle ces lignes : « Même si je l’ai lu il y a longtemps, Rousseau me séduit beaucoup. Lorsqu’il parle de ses balades botaniques sur les hauteurs de Paris, dans des contrées sauvages qui depuis ont été urbanisées, cela alimente en moi une sorte de rêverie sur les Rêveries. Son besoin de solitude, bien sûr, me touche. Sur le terrain, je suis dans un état de recueillement : d’un côté, celui-ci est propice à l’introspection, à la rumination des pensées ; mais de l’autre, il permet d’entrer en résonance avec le monde, dans une méditation qui n’est plus tournée vers l’intérieur, mais l’extérieur. » Sonder les sons de la Terre, rechercher ce silence naturel si difficile à trouver, n’est pas qu’une aventure scientifique pour Jérôme Sueur : c’est une quête existentielle.

“Il faut imaginer cette prairie sans la stridulation des insectes ; ce serait, pour le coup, un silence de mort”
Jérôme Sueur

 

Midi passé, le tour se termine. Nous faisons une dernière halte dans une autre prairie cernée par la forêt, que l’écoacousticien apprécie particulièrement. Bosselée et en déclive, elle s’élance vers le ciel ; un enregistreur gît là, enfoui dans les hautes graminées. « Il faut imaginer cette prairie sans la stridulation des insectes ; ce serait, pour le coup, un silence de mort. » Sombre prémonition : le spectre du dérèglement climatique nous rattrape dans cet endroit qui invite à la sérénité. Déjà, sur les sentiers du Risoux, nous avons croisé maints arbres décharnés, probablement victimes de la sécheresse. Comme tant d’autres, cette forêt souffre, et si la montée inexorable des températures se voit, elle s’écoute aussi : « L’an dernier, il y a eu une forte canicule au Risoux. Nous devons analyser les fichiers, mais nous serons très attentifs aux orthoptères [ordre dont font partie les grillons et les criquets] : si on les entend moins, on pourra faire l’hypothèse que nombre d’entre eux ont souffert à cause de la chaleur. Et si les populations d’insectes diminuent, par un effet domino, on entendra moins aussi les oiseaux qui s’en nourrissent. L’écoacoustique est donc un marqueur du changement climatique et de ses conséquences pour les vivants. Dans le Haut-Jura comme ailleurs, elle peut montrer une perte sèche de diversité sonore, laquelle permet de conclure à une érosion de la biodiversité. » Dans un livre intitulé Le Grand Orchestre animal (trad. fr. Flammarion, 2013), le bioacousticien américain Bernie Krause estimait que 50 % des sons de la nature auraient disparu en cinquante ans. « C’est une catastrophe, reprend Jérôme Sueur. Contre l’“ensilencement” lié à l’extinction des espèces, nous avons clairement un rôle de sentinelle à jouer. » Revient en mémoire une phrase de l’écrivain Pascal Quignard dans La Haine de la musique (1996) : « Les oreilles n’ont pas de paupières » – pour signifier la difficulté de se dérober aux sons qui nous environnent. Lanceuse d’alerte, l’écoacoustique contribue bel et bien à nous ouvrir les yeux par les oreilles.

Le bourdonnement des avions cesse un instant. Comme venu des entrailles de la forêt, le vent couche les graminées en de gracieuses ondulations. « Le vent ne devient sonore que lorsqu’il rencontre des corps sur son passage, qui le révèlent, relève Jérôme Sueur, qui goûte le spectacle. Là, les branchages et les graminées sont en quelque sorte les interprètes du vent. » L’écoacousticien semble pris dans un balancement perpétuel, lui qui distingue deux modes d’écoute : si « l’écoute scientifique, analytique », l’occupe pour classer les sons et avertir des menaces en cours, il laisse toujours une place à une « écoute sensible, contemplative », plus rousseauiste, qui porte à s’émerveiller devant la beauté profuse de la nature. Dans cette jouissance esthétique, ce qui transporte, serait-ce de la musique ? Chant de la vie, symphonie du monde, l’analogie est si tentante, si courante. Pour ne citer que lui, Henry David Thoreau envisage dans Walden (1854) les sons de la nature comme autant de vibrations de « la lyre universelle ». On pose cette question ici, où le bois des épicéas est utilisé par les luthiers pour construire les tables de résonance de divers instruments : serait-ce pécher par anthropomorphisme que de parler de musique, cet art humain d’agencer les sons ? « La comparaison me dérange parfois en tant que scientifique. Si l’on évoque, par exemple, une symphonie du vivant, cela laisse supposer qu’il existe une partition, un chef d’orchestre, une intention artistique délibérée et coordonnée, ce qui égare… Les sons, c’est essentiellement de l’information qui circule. Cependant, les animaux vocalisent aussi pour séduire, donc il y a cette recherche d’une beauté qui attire. La métaphore musicale me semble recevable si l’on considère que l’art est une création procurant du plaisir à celles et ceux qui en font l’expérience. Si nous, humains, admirons les sons de la nature, alors oui, ce que nous entendons peut être assimilé à de la musique concrète qui émane des vivants et des éléments. Et cette musique, il n’est pas nécessaire d’être un naturaliste chevronné pour l’apprécier. Il suffit de se sensibiliser à la nature et de s’abandonner dans l’écoute, tout en faisant preuve de discrétion pour ne pas perturber les solistes ! » S’effacer pour laisser le monde se déployer, une éthique de la discrétion, encore et toujours ; alors nous nous taisons, disponibles à ce qui vient. Un murmure toutefois : « Ce qui me plaît infiniment, c’est que l’on ne sait jamais ce qui va arriver. Si c’est une musique, elle est inattendue, imprévue, sans cesse enrichie de sons que la science n’a pas encore étudiés. Écoutant, j’apprends toujours. En définitive, je n’y connais rien en sons. » De cette assertion socratique, on doute fort ; on sourit. Et l’on s’en retourne à la clameur du Risoux.


POUR ALLER PLUS LOIN
Histoire naturelle du silence
, le livre de Jérôme Sueur, paru chez Actes Sud (2023)
« Tout silence contient l’hypothèse d’un secret. » En exergue de son livre paru en avril dernier, Jérôme Sueur cite cette phrase de Nabokov, tirée d’une nouvelle intitulée… Bruits. C’est que, pour l’écoacousticien, le silence est aussi fascinant que précieux – l’ouvrage s’ouvre sur une escapade dans le massif des Chartreuses, où l’auteur s’évade du chalet loué en famille pour chercher la quiétude des grands espaces. On voyage dans ce livre : Jérôme Sueur nous embarque sur ses terrains de recherche, du Risoux à la Guyane française, dans la réserve des Nouragues, où il capte la luxuriance sonore de la jungle. On apprend aussi, entre physique et éthologie : des chapitres toniques sont consacrés ici aux propriétés des ondes sonores, là aux diverses fonctions des émissions sonores chez les animaux, des rainettes aux cigales, en passant par les chauves-souris, les mollusques ou les blattes. Quant au silence, Jérôme Sueur reprend à son compte la définition d’un écolier anonyme, aussi candide que profonde : « Le silence est un son qui ne fait pas de bruit. » Sans parasitage intempestif, le silence est la bande originale de la nature, ce « relief vivant et changeant où sifflent les vies animales, vibrent les grands arbres, roulent les rivières et soufflent les vents ». Et où l’empreinte des humains s’amenuise ; précis scientifique, le livre est aussi un manifeste contre la pollution sonore dont nous nous rendons responsables, un appel à faire preuve de « sobriété » dans nos propres émissions de décibels. Troublé, raréfié, le silence mérite d’être préservé et chéri comme un secret.

À LIRE AUSSI
Le Son de la Terre (Actes Sud, 2022), recueil des chroniques de Jérôme Sueur dans le programme de France Inter La Terre au carré ; grâce à un système de QR-codes, le livre permet d’écouter une multitude de sons (issus, entre autres exemples, de lémuriens, d’éléphants de mer, d’araignées, de poissons-clown, mais aussi de glaciers, de dunes, de volcans…).


 

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