La vie a-t-elle un sens ?
Numéro 174 - Novembre 2023La question du sens de l’existence s’impose à nous lors de périodes de crise personnelle, parfois en se levant un matin pour reprendre un travail insensé ou lors d’une maladie... Mais, plus généralement, c’est le monde chaotique dans lequel nous vivons aujourd’hui, menacé par la crise climatique et les guerres, qui nous la pose frontalement.
Nous l’explorons dans ce premier numéro de notre nouvelle formule !
Édito
Tout beau, tout chaud ! Vous tenez entre les mains une nouvelle formule de Philosophie magazine. Elle doit beaucoup à vos contributions, nombreuses, à…
Signes des temps
- 2,22 mètres C’est la diminution, depuis 2019, de la hauteur du mont Blanc, qui culmine désormais à « seulement » 4 805,59 mètres. En cause ? L’impact de plus en plus manifeste et durable du réchauffement…
« En une heure, n’importe qui peut le prendre en main. Nous voulons mettre le rêve de voler – qui habite l’humanité depuis des siècles, voire des…
« Je resterai en Iran, je continuerai ma lutte civique pour les opprimés et contre nos institutions répressives » Narges Mohammadi, lauréate du prix Nobel de la paix, le 4 octobre 2023. « Le principe des institutions…
Provoqué par Lorenzo Cannone pendant le match de Coupe du monde de rugby France-Italie, le 6 octobre, Grégory Alldritt, troisième ligne du XV de…
Quel rapport entre notre moi réel et notre avatar virtuel ? Pour Raphaël Bompy, qui prépare une thèse sur le sujet à la Sorbonne-Université, le métavers est la « promesse d’une expérience sensorielle complète » qui « bouleverse…
Après le fameux « quoicoubeh », c’est au tour de « skeu skeu » d’envahir TikTok. On serait bien en peine de définir l’expression, issue du titre éponyme du chanteur Jogga. Ce dernier le reconnaît : « skeu » n’est «…
Choix de la rédaction
Et si le Hamas avait cherché, avec son attaque monstrueuse contre la population israélienne, à précipiter l’État hébreu dans un piège d’autant…
Le philosophe américain Michael Walzer livre son analyse sur les ressorts politiques et juridiques de ce conflit sans précédent.
La campagne de l’élection présidentielle argentine du 22 octobre a été marquée par la montée en puissance de Javier Milei. Comment expliquer…
Emmanuel Macron a proposé de réformer la Constitution afin d’assouplir l’usage du référendum. Au risque de flatter les inclinations les plus…
Enquête
Il est la figure montante du Rassemblement national, dont il est désormais le président. Mais Jordan Bardella se distingue de plus en plus de…
Jeux de stratégie / La chronique de Michel Eltchaninoff
La reprise du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan plonge les Arméniens dans la pire des aliénations : le déni de reconnaissance.
Nouvelles vagues / La chronique d’Anne-Sophie Moreau
Devenir parent est une aventure qui séduit de moins en moins les Français – ces derniers allant jusqu’à leur préférer leur animal de compagnie. À…
Là est la question / Charles Pépin répond à vos dilemmes
LE DILEMME D’ÉTIENNE « Bonjour, voilà le dilemme auquel je suis confronté. Stéphane est mon meilleur ami depuis nos 15 ans. Il en a aujourd’hui 50,…
Reportage
Connaissez-vous l’écoacoustique ? C’est la discipline qui étudie l’ensemble d’un paysage par le son. Pour Jérôme Sueur, chercheur et auteur d…
À la source
Avec les progrès de la médecine, le terme de « mélancolie », employé par les penseurs classiques, est devenu d’un emploi moins fréquent…
Vertiges / La chronique d’Étienne Klein
Grimper en haute montagne met l’alpiniste face au vide. Si cette angoisse primale peut être surmontée, il en est d’autres qui laissent des traces…
Dossier
La vie a-t-elle un sens ?
Publié leVoilà une question qu’on est amené à se poser lors des périodes de crise personnelle mais aussi, plus simplement, en se levant le lundi matin… Qui n’a jamais été assailli par le sentiment de l’absurde ? Le monde dans lequel nous vivons est instable, menacé par la crise climatique ou des guerres – n’est-ce pas le signe que les sociétés humaines se sont organisées en dépit du bon sens ? > En philosophie, il existe deux voies principales pour doter sa vie d’une signification : la première consiste à partir de l’élan vital lui-même, à essayer de comprendre quelles forces nous poussent à désirer et à agir ; la seconde invite chacun à formuler son propre projet. Pour le meilleur et pour le pire ? > Dans la pratique, c’est cependant lors des ruptures que nous sommes contraints de faire le point : qu’ils aient été atteints par la maladie, qu’ils aient connu le désordre amoureux ou le chaos de l’histoire, nos cinq témoins racontent comment un accident de parcours les a révélés à eux-mêmes. > La philosophe américaine Susan Wolf, autrice de l’essai Le Sens dans la vie, expose sa propre réponse à la question de notre dossier : selon elle, ce qui vaut vraiment la peine, c’est de se consacrer avec ferveur à une activité… mais pas au sudoku ! > Est-ce en affrontant la pensée de la mort qu’on trouve sa raison d’être ? La recherche-t-on par introspection ou vient-elle de l’extérieur ? La plupart des philosophes classiques prennent position sur ces questions, comme le montre notre cartographie. > La philosophe Claire Marin, qui a signé Rupture(s) ainsi qu’Être à sa place, échange avec le cinéaste Éric Toledano, coréalisateur de la série En thérapie et du film Une année difficile, qui vient de sortir en salles. Ils s’interrogent sur la façon dont on peut donner une direction à sa vie aujourd’hui, en 2023, dans une époque si troublée.
Alors que nous nous méfions plus que jamais des réponses toutes faites et des promesses paradisiaques – ni dieux ni maîtres ! –, il…
Revoir ses priorités après un accident de santé, divorcer et lâcher la proie pour l’ombre, oser faire de son art un métier ou se prendre de plein…
Dans son livre Le Sens dans la vie, récemment paru en français chez Éliott Éditions, la philosophe américaine aborde rigoureusement ce sujet…
Tous les philosophes ne donnent pas le même sens à l’existence… Un pluralisme bienvenu : il permet à chacun de trouver la position qui lui…
Alors que notre rapport à l’avenir et nos priorités ont été totalement chamboulés depuis le Covid, le réalisateur Éric Toledano et la philosophe…
Essai libre
« Je vous propose un article sur Pascal méconnu à l’occasion du 400e anniversaire de sa naissance. » Quelle n’a pas été notre…
Les clés d’un classique
Simone de Beauvoir : elle-même comme une Autre
Publié le« On ne naît pas femme, on le devient. » Mais comment devient-on Simone de Beauvoir ? En s’appuyant sur l’expérience du corps propre aux femmes, elle est à l’origine d’une onde de choc émancipatrice qui résonne encore.
« On ne naît pas femme, on le devient. » Mais comment devient-on Simone de Beauvoir ? En s’appuyant sur l’expérience du corps…
Quel rôle joue le corps des femmes dans leur histoire, dans la place qu’elles occupent dans le monde et la société ? Réponses avec cet extrait commenté du Deuxième Sexe.
En 1968, Martha Weinman Lear, journaliste américaine, emploie l’expression de « deuxième vague » pour désigner les luttes féministes de l’après-guerre, qu’elle distingue de celles des suffragettes – « première vague…
Livres / Notre sélection
Dans les camps de prisonniers de la guerre civile américaine, la deadline désignait la limite au-delà de laquelle un soldat ne pouvait s’engager sans risquer d’être abattu par ses gardiens. Par extension, le mot en est venu à signifier, dans le…
Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes
Publié le« Pschitt ! » C’est le bruit que fait la femme évaporée. Pas évanescente, comme un certain idéal féminin imagine parfois les femmes, mais carrément disparue, envolée, vaporisée. Ce tour de passe-passe est en général réalisé par un homme et consiste en une manipulation redoutable connue sous le nom de gaslighting. Élu « mot de l’année » 2022 par le dictionnaire américain Merriam-Webster, l’expression trouve ses racines dans un film hollywoodien de 1944 réalisé par George Cukor, Gaslight. On y assiste à la machiavélique manipulation de Paula (Ingrid Bergman) par son mari Gregory (Charles Boyer) qui isole petit à petit son épouse en lui faisant croire qu’elle perd la raison. Le but : récupérer des bijoux cachés dans le grenier du foyer conjugal. Quel rapport entre la manipulation et la lumière des lampes à gaz ? Tout le long du film, Cukor met en parallèle les doutes et les vacillements de Paula avec la lumière parfois fluctuante des lampes de la maison. Ce n’est pas l’installation qui est défectueuse, mais le mari qui, en arpentant obsessionnellement le grenier, fait flancher le gaz. Tout le génie du gaslighting consiste à faire croire à sa victime qu’elle est elle-même la coupable du crime dont l’accuse le manipulateur, crime qui soit n’existe pas, soit a été orchestré par le manipulateur lui-même. La victime en vient à douter de sa raison, puis de sa propre existence. Pourquoi succombe-t-elle si vite ? Parce que l’auteur du crime porte le masque de l’amour, de la protection et de la bienveillance. Le gaslighting est le crime parfait, puisque la victime finit le plus souvent par s’en prendre à elle-même – la Paula de Cukor trouve néanmoins une échappatoire. Ce procédé de mystification ou d’enfumage, selon les traductions, a des sources anciennes, montre Hélène Frappat. Il passe avant tout par le langage et trouve ses origines à la fois dans la mythologie grecque et l’art des sophistes. Le gaslighter est en effet passé maître dans l’art de faire croire tout et son contraire. « Tu as perdu un objet que je ne t’ai jamais donné et qui n’existe pas » : telle est l’acrobatie rhétorique à laquelle se livre le manipulateur dans le but de noyer sa victime sous un torrent d’arguments qui n’a que l’apparence de la raison. Du gaslighting à la post-vérité (« post-truth », mot de l’année 2016 pour l’Oxford Dictionary of English), il n’y a qu’un pas. Donald Trump comme Vladimir Poutine sont passés maîtres dans l’art du gaslighting des foules. Et, pour Hélène Frappat, Emmanuel Macron, avec son « en même temps », y participe, en mode mineur. En politique, c’est lorsque la vérité et les faits sont délibérément évaporés que l’on a affaire à un gaslighter. Exemples avec la pluie qui tombait dru le jour de l’investiture de Trump, alors que ce dernier a prétendu voir le soleil, ou avec l’agressivité de la Russie – Poutine ne prétend-il pas se défendre contre des nazis ukrainiens, après tout ? Tout retors qu’est le gaslighting, il n’en présente pas moins des failles. Après avoir glané de nombreux exemples dans le cinéma mais aussi chez Ibsen, Sophocle, Aristote, Freud ou Lewis Carroll, comme autant de façons de resserrer les mailles d’un filet bientôt suffocant, Hélène Frappat propose un subterfuge : l’ironie. Pour enrayer la mécanique bien huilée du gaslighter, le mieux est encore d’en rire, voire de retourner le stigmate, pour employer une arme bien connue des minorités opprimées. Encore faut-il identifier ce stigmate et se reconnaître comme victime. De la nécessité donc, de cet essai en forme de manuel – de survie ? « Pschitt ! » C’est aussi le bruit de la bombe au poivre avec laquelle nous sommes nombreuses à nous trimbaler dans la rue.
Au commencement étaient les concepts, pense-t-on traditionnellement. Et si l’on prenait le problème à l’envers ? Pourquoi philosopher ne s…
Œuvres III. Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits
Publié le« Obscurissismus obscurorum virorum » : le plus obscur des hommes très obscurs. Voici comment Nietzsche s’autoqualifiait dans une lettre adressée à l’écrivain danois Georg Brandes. Un jugement parfois confirmé par ce troisième et dernier tome de La Pléiade consacré au philosophe allemand, qui va de 1882 à sa mort, le 25 août 1900. Ainsi parlait Zarathoustra est particulièrement marqué par cette écriture ésotérique et peuplée de paraboles (« De l’arbre sur la montagne », « L’Offrande du miel » ou encore « Le Chant du voyageur nocturne »). Nietzsche y expose sa « pensée la plus abyssale », note le préfacier et directeur de publication Marc de Launay. Cette écriture cryptique de « poète-prophète » n’est pas vaine, ni accessoire. Elle se coule sur notre pensée elle-même, qui n’est « qu’un rapport réciproque de nos instincts », résume l’auteur de Par-delà bien et mal. Autrement dit, on vit, on veut et on pense avec et par le corps. C’est cette lutte intestine qui façonne l’être que nous sommes et les idéaux que nous produisons. De cet entrelacs de volontés viscérales et contradictoires surgit le monde tel que nous le connaissons et que Nietzsche décrit comme « un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l’airain ». Seule une pensée vibrante et rythmique – « mon style est une danse » scandait le philosophe – peut parvenir à restituer cette « mer de forces en tempête et en flux perpétuel ». Oseriez-vous danser sous l’orage ?
Gare Saint-Lazare
Publié le« Nous n’irons plus jamais où tu m’as dit je t’aime », chante Hervé Vilard. « Je n’irai plus jamais rôder du côté des consignes de la gare », riposte Dominique Fabre, dont le nouveau livre s’élance à la recherche du temps perdu, à partir d’une anodine observation : « Ils ont fermé la pharmacie Bailly, celle qui fait l’angle en bas de la rue de Rome, près de la gare Saint-Lazare. » Qu’importe la madeleine, pourvu qu’elle convoque les fantômes : car de cet anodin, l’auteur tisse bientôt une magnifique symphonie du souvenir. Les escapades de lycée à l’âge où l’avenir se croque en bonbon (« Il ferait peut-être candidat libre, surtout pour le libre, plus que pour candidat. ») y côtoient les tickets de loterie jamais gagnants, un père démissionnaire, une sœur « mettant pas mal de temps pour avoir 18 ans », une amoureuse éclipsée de l’autre côté des rails. Sans oublier un monsieur ne supportant pas qu’on gifle les gosses, un escroc modianesque, ni une super nana : « Elle était vraiment dans la dèche, mais elle avait une classe du tonnerre. » Les personnages de Fabre ont quelque chose de Pessoa et de Jean-Pierre Léaud. Ou d’une chanson de Brassens. « Parole », scande l’auteur, qui peint le monde avec la douceur d’un poète trop humble pour s’octroyer ce titre : « Dans mon esprit, les consignes font bien la paire avec les objets trouvés et la poste restante. » Ou encore : « Une seule ride barrait son front, mais c’était une ride qui lui venait sans doute de l’enfance. » Enfance qui, peu à peu, devient la destination du trajet. Car si l’on croise des putains, la raison d’être de ce texte est d’abord une maman. De centre du monde, avec ses rues aux noms lointains (Madrid, Lisbonne, Budapest), la gare va se muer en cœur d’une existence, de la banlieue des jeunes années au Paris adulte. Et la photo sépia, en bouleversante élégie pour l’absente : cette mère « toute seule à 22 ans », avec son arsenal d’expressions désuètes, que cela ravissait qu’on la prenne « pour une femme des beaux quartiers », « qui disait ‘‘vous’’ aux hommes et parfois ‘‘tu’’ en secret ». Cette mère qui refusait qu’on l’appelle maman. Au bord du quai, l’écrivain ose lui murmurer : « C’était dur d’éviter de t’appeler comme ça, de temps en temps, même si ça te déplaisait, tu sais ? » On referme ce roman avec une larme dans l’œil et le bonheur d’avoir passé le voyage à côté d’un type bien.
L’Homme sans moi. Essai sur l’identité
Publié leC’est peut-être l’idole contemporaine par excellence. On le raconte, on le vante pour mieux le vendre. On l’ausculte sous tous ses plis pour mieux le sculpter. Qui ça ? Le moi. Si Pierre Guenancia le prend pour objet de ce livre, ce n’est pas pour se livrer à une critique du nombrilisme à l’heure des réseaux sociaux ; ce n’est pas non plus pour partir à la recherche d’un moi plus authentique, plus profond. D’emblée, le propos se décale : il s’agit de « remettre le moi à sa place », d’apprendre à s’en détacher. Le moi désigne cette tendance à se polariser sur sa personne, à vouloir se faire le « centre de tout », pour reprendre le mot de Pascal, qui, pour cette raison, le jugeait « haïssable ». Sans le clouer au pilori, Guenancia propose un geste de décentrement : au lieu de se considérer comme unique, il convient de prendre du recul, de mettre entre parenthèses ses propres appartenances et intérêts afin de découvrir que nous ne sommes qu’une « façon d’être parmi d’autres possibles ». La destitution du moi et de ses particularismes ouvre alors à la saisie de ce que nous avons en commun avec les autres, êtres pensants et parlants… comme moi. Dense, exigeant, l’ouvrage fait la part belle aux analyses des classiques, notamment de Descartes dont l’auteur est spécialiste : loin d’apparaître comme un apôtre du solipsisme, le père du cogito est ici une boussole, en tant qu’il accorde à tout homme la raison et la possibilité de faire bon usage de sa liberté. Abstrait ? Pas tant : Guenancia ferraille avec l’époque, ainsi quand il pourchasse le spectre du communautarisme, où les individus se replient et s’enferment dans autant de petits « nous » fondés sur des critères de race, de genre, de classe. À cette pente identitaire s’oppose un plaidoyer pour un « véritable humanisme », dans lequel les capacités universelles des êtres humains sont un « donné premier », un « fonds » à toujours reconnaître et à défendre par-delà les différences. Telle est la tâche et le pari : décaper le moi pour l’inclure dans le Nous – le grand, cette fois.
Philosophie de la libération
Publié leIl faut saluer la traduction de la Philosophie de la libération (1977) de l’Argentin Enrique Dussel, figure majeure de la pensée sud-américaine né en 1934, qui permet de revenir aux sources intellectuelles de la critique de la « colonialité » aujourd’hui au cœur du débat hexagonal. Si le propos, relisant la théologie de la libération à l’aune de Levinas, est tendu vers une pratique politique, son ambition est beaucoup plus ample. Il ne vise rien de moins, selon les mots du préfacier et traducteur Emmanuel Levine, qu’à une « redéfinition de ce qu’est la métaphysique ». Audacieux, assurément. Écrit en exil, l’ouvrage reste pourtant parfaitement lisible grâce à son découpage clair. Tout part, si l’on veut, d’une affirmation : l’entreprise coloniale s’est arrimée à une « ontologie eurocentrée », à un horizon de compréhension assignant tous les êtres à une « place » par rapport au « centre » : « La subjectivité moderne constitue une périphérie mondiale. » L’humanité des humains qui l’habitent ne va pas de soi. Le colonisé est durablement pris au piège de cette totalité idéologique qui le condamne, même après son indépendance, à être pensé comme l’inférieur, le négatif, l’autre du colonisateur. C’est sur cette « auto-interprétation des empires » que s’est appuyée la conquête européenne : elle constitue « l’accomplissement théorique de l’oppression pratique des périphéries ». La libération, dès lors, suppose d’abattre les murs de cette prison des esprits : de faire entendre, dans une effraction que Dussel nomme « métaphysique », la voix « absolument autre » des existences opprimées. Un décentrement qui, loin des caricatures, met en lumière toute la profondeur de la pensée décoloniale.
Althusser assassin. La banalité du mâle
Publié leQue savons-nous d’Hélène Rytmann ? Sociologue, militante communiste et résistante, elle fut aussi la compagne de Louis Althusser et… sa victime. Car ce professeur de philosophie à l’École normale supérieure l’étrangle le 16 novembre 1980 après qu’elle a décidé de le quitter. Il aurait connu un état de démence au moment des faits et bénéficie d’un non-lieu comme du soutien indéfectible de la communauté intellectuelle. Les interprétations psychologiques n’ont pas manqué pour expliquer ce qui reste, pour Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’université de Montréal, un « meurtre conjugal ». Or, non seulement « toute analyse sociologique ou politique » a été « évacuée », mais l’attention s’est portée sur ce « tueur de femme plutôt banal » – il se justifiera dans une autobiographie – au point d’écraser sous son autorité celle qui ne sera jamais plus que son épouse. D’Hélène Rytmann et de son œuvre il ne reste rien. Elle est morte deux fois. Voici la thèse de l’auteur, dans ce court texte d’intervention paru dans la maison d’édition féministe Les Éditions du remue-ménage. Il soulève aussi (trop) sommairement une question polémique : celle du sort réservé aux écrivains à la biographie problématique, à l’instar des philosophes Martin Heidegger et Carl Schmitt, compromis avec les nazis. Faut-il les « annuler » pour en réévaluer d’autres, comme ces femmes dont l’apport à l’histoire de la pensée a été négligé ? L’auteur le pense… bien qu’après avoir porté beaucoup d’attention à Althusser, il limite lui-même à quelques pages celle qu’il consacre à Rytmann.
La Distinction – librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu
Publié leDécouvrir Bourdieu peut être un choc. C’est ce qu’expérimentent les lycéens de cette bande dessinée de Tiphaine Rivière inspirée de La Distinction, l’essai du sociologue consacré à la question des goûts et dégoûts des différentes classes sociales. On y rencontre un élève issu d’une classe populaire dont les savoirs sont déniés, voire considérés comme « inexistants » par l’institution scolaire, et une autre venant de la grande bourgeoisie qui « se caractérise par l’assurance tranquille avec laquelle [elle] évolue dans un monde qu’[elle] maîtrise ». Entre les deux, plein de nuances de petits-bourgeois aux goûts plus ou moins conformes à la culture légitime. Les parents de ces derniers – dépeints avec acuité – font des « coins cuisine » inspirés des « journaux féminins » et cherchent à agrandir leur maison pour être un peu moins « petits ». Si l’on regrette qu’une bande dessinée sur les goûts et les couleurs soit en noir et blanc, on se réjouit de tous les détails graphiques illustrant précisément les différents habitus des classes sociales (« manières de sentir, de penser, de s’habiller, de décorer sa Maison… »). L’autrice réussit à scénariser la cruauté du monde social, tout en pointant des stratégies d’émancipation : notamment l’humour et la dérision, présents à chaque page, mais aussi la sociologie de Bourdieu, un compagnon de route qui démystifie ces rapports de forces. Car après tout, « aimer le lino n’est pas plus con qu’aimer le marbre ».
Un endroit inconvénient
Publié lePar son actualité autant que par son passé, marqués l’un et l’autre du sceau de la barbarie à Babi Yar et à Boutcha, l’Ukraine serait-elle cet « endroit inconvénient », où s’exprime la totalité du monde ? C’est cette hypothèse, adossée à une enquête de terrain aussi bien ethnographique qu’historique, que développent l’écrivain Jonathan Littell et le photographe Antoine d’Agata, s’interrogeant sur la nature du mal. La forme hybride, entremêlant l’essai philosophique et le journal de voyage, s’ajuste à un récit qui fait le pari d’entrelacer plusieurs types de savoir et de temporalité. Où tout résonne, d’une guerre à l’autre, d’une trace du passé à l’empreinte de l’actualité. Partis sur les traces des massacres de Babi Yar, ce quartier périphérique de Kiev où 100 000 personnes, dont 60 000 juifs, furent exécutées en 1941-1942, les deux reporters sont rattrapés par les spectres de la guerre, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et le retour des massacres de masse, comme à Boutcha, en février 2022, où des centaines de civils ukrainiens sont tués. Flottant entre ces deux événements dont ils n’ont pas été les témoins directs, ils errent dans le pays pour relier la littérature et l’image à un impératif éthique : ne jamais céder à l’oubli, à l’effacement des traces de la folie totalitaire et guerrière. En cherchant par l’écriture, l’écoute des témoins, le regard sur les ruines, à réactiver une « mémoire grise, spectrale, cachée », qui « sourd de partout » sur ces terres ukrainiennes, ils font face à l’effroi de la violence. Moins pour résister à son triomphe accompli qu’à la possibilité même que le silence et la cécité lui survivent.
Arts / Notre sélection
Aller de l'avant en ramenant la danse à l'essentiel, c'est le but du nouveau spectacle de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker acclamé cet…
Aime-t-on la différence ou l’altérité ? C'est la question posé par ce film québécois pétillant où une professeure de philosophie mariée s’éprend…
Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris consacre une grande exposition à cette étoile filante de la peinture, qui s'est attaché sa courte vie…
Comme des grands
Questionnaire de Socrate
Zaho de Sagazan brille dans le ciel de la chanson avec son premier album La Symphonie des éclairs (Virgin Records), prêtant sa voix rauque à une…
Cahier central
Faire lire Deleuze comme si vous l’entendiez, c’est le défi qu’a relevé David Lapoujade, professeur à Paris-1-Panthéon-Sorbonne et éditeur aux…