Philosophie de la libération

Une recension de Octave Larmagnac-Matheron, publié le

Il faut saluer la traduction de la Philosophie de la libération (1977) de l’Argentin Enrique Dussel, figure majeure de la pensée sud-américaine né en 1934, qui permet de revenir aux sources intellectuelles de la critique de la « colonialité » aujourd’hui au cœur du débat hexagonal. Si le propos, relisant la théologie de la libération à l’aune de Levinas, est tendu vers une pratique politique, son ambition est beaucoup plus ample. Il ne vise rien de moins, selon les mots du préfacier et traducteur Emmanuel Levine, qu’à une « redéfinition de ce qu’est la métaphysique ». Audacieux, assurément. Écrit en exil, l’ouvrage reste pourtant parfaitement lisible grâce à son découpage clair. Tout part, si l’on veut, d’une affirmation : l’entreprise coloniale s’est arrimée à une « ontologie eurocentrée », à un horizon de compréhension assignant tous les êtres à une « place » par rapport au « centre » : « La subjectivité moderne constitue une périphérie mondiale. » L’humanité des humains qui l’habitent ne va pas de soi. Le colonisé est durablement pris au piège de cette totalité idéologique qui le condamne, même après son indépendance, à être pensé comme l’inférieur, le négatif, l’autre du colonisateur. C’est sur cette « auto-interprétation des empires » que s’est appuyée la conquête européenne : elle constitue « l’accomplissement théorique de l’oppression pratique des périphéries ». La libération, dès lors, suppose d’abattre les murs de cette prison des esprits : de faire entendre, dans une effraction que Dussel nomme « métaphysique », la voix « absolument autre » des existences opprimées. Un décentrement qui, loin des caricatures, met en lumière toute la profondeur de la pensée décoloniale.

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