De l'intime: Loin du bruyant Amour

Une recension de Martin Duru, publié le

Franchement, on frôle l’indigestion. C’est la curée, le grand déballage : aujourd’hui, sur les écrans de télé(-réalité) et d’ordinateur, via les blogs et les Tweets, l’intimité se déverse, le « moi-je » s’épanche dans une surenchère narcissique plus ou moins digne d’intérêt (dernier Tweet : « Il est 13 h 16, je mange une tarte aux fraises. ») Le mood contemporain est à la surexposition de l’ego souverain. C’est un nouvel impératif catégorique : dévoile ce que tu es – ou quand l’intime s’intime.

Dans ce contexte, voici peut-être une bouée de sauvetage. Le nouvel essai de François Jullien mobilise précisément « la ressource de l’intime » contre « le culte de l’intériorité » et du je tout-puissant. On connaît l’auteur : philosophe et sinologue, il ne cesse dans son œuvre de faire le détour par la pensée chinoise pour mieux ébranler les certitudes occidentales. Or, ici, de la Chine il ne sera que peu question. Cette fois, François Jullien ne joue pas tellement la Chine contre l’Occident, mais plutôt l’Occident… contre lui-même. Voyons cela.

De l’intime, donc. S’emparer d’un tel sujet suppose d’emblée de revenir « au ras de la langue », aux usages courants du terme. L’intime renvoie d’abord à la sphère de l’intériorité, du privé, du secret. Mais un autre sens se révèle à travers des expressions comme « avoir des relations intimes », « être l’intime de quelqu’un ». Le mot fait alors signe vers un échange intersubjectif. Rentrée au dedans ou ouverture au dehors ? François Jullien convertit l’alternative en dynamique : dans l’intime, « l’intériorité se creuse, mais en sortant d’elle-même », en faisant l’expérience de l’altérité. Au fond de lui-même, le je découvre « l’Autre », son autre, et bâtit avec lui « un dedans partagé ». Retraçant la généalogie d’une telle conception, François Jullien remonte au christianisme et à saint Augustin. Les Confessions décrivent en effet l’itinéraire d’un homme qui s’adonne à Dieu, « plus intérieur que mon intime » (interiori intimo meo). Ensuite, tournant de la modernité, l’Autre prend forme humaine dans l’œuvre de Rousseau : dans ses Confessions à lui, Jean-Jacques savoure l’intimité quotidienne avec sa protectrice Madame de Warens – sa « Maman » avec laquelle il finira néanmoins par se comporter comme un homme…

Ainsi, l’intime implique un désenclavement, un « désenlisement » du sujet dans l’ouverture à l’autre. Et François Jullien de le brandir contre l’un des « mythes » occidentaux par excellence, l’amour. Quel est le problème ? Conçu sous l’angle du désir, de l’éros grec, l’amour est une conquête éphémère, assigné au régime du manque. Envisagé comme don désintéressé de soi (l’agapè chrétienne), il perd en sensualité. L’intime permet à l’inverse de construire un nous pérenne, une connivence totale qu’il s’agit toujours « d’entre-tenir », d’attiser, pour authentiquement « vivre à deux ». C’est lorsqu’il traite de cette éthique du couple que François Jullien est implicitement le plus actuel. Car ses descriptions font valoir une sorte de retenue confiante entre les amants. « Réitérer l’alliance » passe par des défis quotidiens : savoir partager un moment, regarder ensemble un paysage, parler pour finalement ne rien dire, aussi… Bref, nul besoin de déclarations tapageuses et d’analyses psychologisantes sur soi ou sur l’autre. Pour François Jullien, l’intime « se garde du plaisir bavard de la confidence, tant il est vrai que ce n’est pas se raconter qui fait l’intime ». Un appel au décentrement de l’ego, un pied de nez au narcissisme généralisé, on vous dit.

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