Friction. Délires et faux-semblants de la globalité 

Une recension de Victorine de Oliveira, publié le

Dans les années 1980, une région forestière de l’île de Bornéo devient le terrain d’une course sauvage à l’argent facile : le Kalimantan du Sud. Les ressources – bois, charbon, or… – y semblent inépuisables, aussi les populations locales, les Dayak Meratus, collaborent-elles de façon plus ou moins informelle avec les entreprises privées et le gouvernement pour tenter de faire quelque profit. Résultat : en une vingtaine d’années, les paysages sont pollués, rongés jusqu’à l’os et réduits à l’infertilité. Pour l’ethnographe et anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, cette dynamique de « captation » (extraire d’un territoire des ressources pour le faire prospérer mais aussi potentiellement le détruire) est typique du fonctionnement du capitalisme. Du marché global, on a l’image parfaitement fluide, rationnelle et implacable d’un tapis roulant qui se déploierait sans entrave. Or la réalité est tout autre. À l’échelle locale règne ce que Lowenhaupt Tsing nomme la « friction », façon de souligner que le mouvement – d’un objet ou du capitalisme – ne va jamais sans frottements, dont le résultat peut être tout autant créatif que destructeur. « Le caoutchouc industriel a été rendu possible par la sauvagerie des conquêtes européennes, les passions concurrentes de la botanique coloniale, les stratégies de résistance des paysans, la rencontre de la guerre et des technosciences, la lutte pour des objectifs industriels et la défense des hiérarchies, et bien d’autres choses encore qu’une version téléologique du progrès industriel rend invisibles. C’est à ces vicissitudes que j’ai donné le nom de friction », explique-t-elle. La friction se produit dans des « zones frontières » comme le Kalimantan où se côtoient le légal et l’illégal, le privé et le public, la pauvreté extrême et la possibilité d’un enrichissement inespéré. L’ethnographe décrit autant des dynamiques abstraites que leurs conséquences très concrètes – par exemple, des routes où la boue prend une couleur d’enfer ou bien la valorisation d’une masculinité prédatrice. En résulte un essai hybride, curieux, proliférant, comme l’objet qu’il explore.

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