Alain Schnapp : “La ruine attire, comme une extension de la catastrophe”
Certains qualifient de « ruin porn » la fascination que l’on éprouve parfois pour des sites laissés à l’abandon, comme Détroit, Tchernobyl ou des sites olympiques désormais enfouis sous la végétation. Mais pourquoi ces bâtiments délabrés et ces ambiances de fin du monde nous séduisent-ils ? En quoi sont-ils photogéniques ? L’éclairage d’Alain Schnapp, historien, archéologue et auteur du très bel ouvrage Une Histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières (Seuil, 2020).
Pourquoi les ruines de constructions récentes, comme à Detroit ou Tchernobyl, nous fascinent-elles ?
Alain Schnapp : La fascination pour les ruines existe depuis l’Antiquité. Les premiers documents qui en attestent ont plus de 4000 ans : ils décrivent la chute de Sumer, dans l’actuelle Irak, et le spectacle saisissant de monuments détruits, de canaux qui débordent et de récoltes saccagées. Selon Chateaubriand, cette fascination pour les paysages désolés est inhérente à la condition humaine : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines », écrit-il. Cet attrait est universel. On le retrouve dans l’Europe antique, mais aussi dans les civilisations arabo-musulmane ou chinoise. Face aux débris de l’histoire, l’être humain prend conscience de l’immensité du temps et de la fragilité de la vie humaine. Se projeter vers un temps long crée une dissonance, une inquiétude qui peut se transformer en malaise. Les pratiques contemporaines comme l’exploration urbaine (« urbex »), où l’on visite des sites récents abandonnés, en sont un exemple parmi d’autres.
“Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines”
Pour autant, la ville de Détroit n’est pas Persépolis, et Tchernobyl n’est pas le Parthénon… À l’origine, ces sites sont fonctionnels. Diriez-vous qu’ils sont également « beaux » ?
Ce n’est pas exactement la même chose, en effet. Dire que la ville fantôme de Pripyat est « belle » serait excessif, mais elle renvoie tout de même à une certaine esthétique, celle d’une présence-absence mystérieuse et fascinante. La curiosité qui nous y pousse n’est pas tout à fait la même que celle qui nous fait admirer Angkor ou les pyramides d’Égypte, mais elle procède quand même d’une dialectique par rapport au temps. À Détroit, vous avez des cinémas avec des luminaires encore en place, des tentures poussiéreuses, des vitres éventrées, des portes qui ne fermeront plus jamais… On pourrait parler d’une esthétique de sublimation du quotidien. Cela dit, cette passion pour les « instantanés de vie » est également présente dans le cas des ruines anciennes. Pensez à Pompéi, par exemple, où l’on peut observer des scènes de la vie quotidienne comme si le temps s’y était figé. Par ailleurs, des édifices fonctionnels peuvent, au fil des siècles, devenir des monuments à part entière. À l’origine, les aqueducs et les thermes romains ont été pensés en termes pratiques, pour permettre aux populations d’avoir accès à l’eau. Aujourd’hui, nous trouvons leurs restes très beaux, sans que leur dimension fonctionnelle ne ternisse cette beauté.
On peut donner deux sens au mot histoire : ce que l’homme a vécu, et le récit qu’il en fait. En tant que récit, l’histoire suppose l’écriture, dont l’invention marque le passage de la préhistoire à l’histoire. Tournée vers le passé,…
Rappel de notre finitude et de notre vulnérabilité, les ruines fascinent tout autant qu’elles inquiètent. Le romantisme a médité sur le passage du temps en…
Sociologue, politologue, ancienne membre du Constitutionnel, Dominique Schnapper publie Temps inquiets (Odile Jacob, 2021), une réflexion sur la…
Alors que l’École spéciale militaire de Saint-Cyr entend doter les officiers de l’armée de terre, qui manqueraient de maturité, de plus d’« …
Dans son nouvel ouvrage La Rafale et le Zéphyr. Histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent (Fayard), l’historien des sensibilités Alain…
Mondialement reconnu pour son exploration de l’histoire des sensibilités, Alain Corbin a inventé une méthode et mis au jour des sujets…
En 1975, Paul Ricœur donne deux cours à l’Université de Chicago sur l’imagination, notion qui irrigue sa pensée sans qu’il l’ait déjà vraiment…
Alain Supiot a récemment publié deux livres importants, La Justice au travail (Seuil, Libelle) et Lettres à l’auteur des lettres persanes (édition…