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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Annie Ernaux. © Ed Alcock/MYOP

Entretien

Annie Ernaux : “Les gens ne sont pas tellement allés voir là où ça cogne”

Annie Ernaux, propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 06 juillet 2023 22 min

Le désir, le corps, le temps… La romancière, lauréate du prix Nobel de littérature, nous a accordé un entretien exceptionnel sur ces trois thèmes classiques de la philosophie. Conjuguant subtilement le « je » et le « nous », elle montre comment sa vie et son œuvre ont été traversées par les violences de son époque.

 

« Je suis une immigrée de l’intérieur » : cette formule que l’on retrouve dans plusieurs textes d’Annie Ernaux ainsi que dans son discours de réception du prix Nobel lui a valu des critiques, voire des sarcasmes. Être née en Normandie, être devenue une romancière chez Gallimard, primée et célébrée, ce n’est pas vraiment un destin représentatif d’immigrée. Et pourtant, lorsqu’on descend à la gare de Cergy-Saint-Christophe pour lui rendre visite, un jour de marché, la formule s’éclaire toute seule. Annie Ernaux s’est établie dans la ville nouvelle de Cergy il y a près de cinquante ans, et cette ville, qu’elle a décrite dans son Journal du dehors, accueille des déracinés, des gens venus d’ailleurs, parfois d’autres régions de France, parfois de très loin. Dans les livres d’Annie Ernaux, on sent qu’aller dans le centre de Paris, ou en revenir, représente une sorte d’équipée. Mais ce qu’on devine également, c’est la ferme résolution de vivre là, dans une zone résidentielle, certes, mais avec un mobilier urbain anonyme, dans une ville qui n’a pas vraiment de centre, ni d’identité inscrite dans une histoire, et qui pourrait, en même temps, être n’importe où ailleurs, qui est une fenêtre ouverte sur le monde. N’est-ce pas le bon endroit pour regarder l’époque, pour la saisir pleinement ? N’y a-t-il pas plus à apprendre de l’observation des gens dans un RER ou un hypermarché que dans une bibliothèque ou un café bobo ? N’est-ce pas un lieu qui incite à faire tomber le grand décorum de la phrase littéraire, ourlée et coruscante, chargée d’adjectifs inutiles comme celle que je viens d’écrire ? En fait, Annie Ernaux n’a-t-elle pas pris un recul stratégique vis-à-vis du « milieu » de la littérature pour pouvoir faire enfin entrer dans ses romans le vécu des femmes, les contraintes du mariage, l’angoisse de l’avortement, les fins de mois difficiles, le divorce, les extases sexuelles qui ne débouchent pas sur l’amour, mais sur une solitude essentielle ?

La romancière m’a reçu dans son salon avec une vue sur quelques arbres et la vallée de l’Oise en contrebas. Elle avait une manière étonnamment joyeuse d’aborder les sujets, sans jamais asséner ni prendre ses réponses au sérieux. Et pourtant, elle n’a cessé de suivre la ligne qui lui est propre, une ligne sans concession, constante et capable de défier le jugement des autres. À l’oral comme à l’écrit, Annie Ernaux s’exprime par des phrases simples et claires. Néanmoins, ces phrases ne sont jamais plates, et c’est à la fois sa force et son mystère. Peut-être son art consiste-t-il à savoir rendre quelque chose de la violente évidence de la réalité elle-même ?


Annie Ernaux en 7 dates
1940
Naissance à Lillebonne, en Normandie, d’Annie Duchesne
1964 Mariage avec Philippe Ernaux
1971 Agrégation de lettres modernes
1975 Installation à Cergy, dans le Val-d’Oise
1981 Divorce, qui coïncide avec la publication d’un roman critiquant la place faite aux femmes dans la société et le couple, La Femme gelée
1984 Prix Renaudot pour La Place
2022 Prix Nobel de littérature


Au fil de vos entretiens et textes d’intervention, vous citez de nombreux philosophes : Platon, Rousseau, Adorno et bien d’autres… Quel est votre rapport à la philosophie ?

Annie Ernaux : Je cite ces auteurs, ce qui ne veut pas dire que je les ai lus de façon tout à fait attentive. Cependant, depuis que j’ai fait ma classe de philosophie, je n’ai jamais pensé la littérature ou l’écriture seules, sans un fond philosophique. L’auteur qui m’a le plus influencée dans ma jeunesse est Jean-Paul Sartre. Dans les années 1950, la morale kantienne était encore dominante dans l’Académie. Je ne suis pas sûre de m’en être débarrassée. Je pense que l’exigence kantienne selon laquelle la maxime de toute action devrait pouvoir être érigée en maxime universelle reste valable, malgré toutes les critiques. Cependant, Sartre a représenté un choc de liberté pour ma génération. J’ai aussi été marquée par un texte de Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté [1947], qui avait le mérite, il faut le dire, d’être très accessible. Plus tard, j’ai lu de près les trois volumes de Temps et Récit [1983-1985] de Paul Ricœur, qui offrent une réflexion sur la mise en récit du passé et sur la différence entre le travail du romancier et celui de l’historien.

 

Vous êtes également une lectrice de Pierre Bourdieu…

J’ai eu une révélation en lisant Les Héritiers [1964] de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Cet essai m’a aidée à analyser ce qui était jusqu’alors de l’ordre du ressenti. Comme étudiante boursière, je percevais bien un fossé entre les boursiers et les étudiants bourgeois, mais c’est grâce à l’apport de ces sociologues que j’ai compris ce qui nous séparait. À la même époque, j’ai été tentée par le communisme, mais tentée seulement, parce que je suis quand même réfractaire aux engagements.

 

Dans votre œuvre romanesque, vous vous êtes emparée de certains thèmes classiques de la philosophie et les avez infléchis. Ainsi, vous développez une sorte de théorie anti-freudienne du désir. Là où Freud fait de la pulsion un carburant, vous montrez comment le désir fige parfois l’existence et mène au contraire à la passivité.

Dans mon journal, j’ai souvent formalisé le fait que le désir entre en concurrence avec l’écriture.

“L’écriture et le sexe sont les deux choses importantes dans l’existence. Pourtant, je ne les mets pas sur le même plan, parce que ce sont des choses opposées”
Annie Ernaux

 

Vous les mettez sur le même plan dans Se perdre [2001], avec des formules comme : « Je ne supporte que deux choses au monde, l’amour et l’écriture, le reste est noir. » Ou encore : « Je fais l’amour avec ce même désir de perfection que dans l’écriture. »

Absolument. Pour moi, l’écriture et le sexe sont les deux choses importantes dans l’existence. Pourtant, je ne les mets pas sur le même plan, parce que ce sont des choses opposées. Au cours de beaucoup de périodes de ma vie, j’ai dû refuser le désir sexuel pour pouvoir écrire. Il est vrai qu’il m’est aussi arrivé de faire l’amour pour avoir envie d’écrire là-dessus après, mais dans cette optique, l’écriture reste envisagée comme un dépassement.

 

Pour en revenir à la passivité, elle est omniprésente dans Passion simple [1991], qui s’ouvre sur cette déclaration : « À partir du mois de septembre de l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » N’est-ce pas une manière de subir son propre désir ?

Il s’agit d’être esclave, c’est l’histoire d’une perdition. Si je regarde avec honnêteté ma vie, le désir m’a souvent placée dans une position de dépendance. Je ne le regrette pas, mais cette dépendance est foncièrement incompatible avec l’acte d’écrire. Tandis que beaucoup de romanciers masculins semblent puiser directement dans leur sexualité leur énergie d’écriture.

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