Armes acoustiques : l’injustice au-delà du mur du son ?

La police grecque a reconnu avoir positionné deux canons acoustiques au sud et au nord de l’Evros, le fleuve marquant sa frontière avec la Turquie, que franchissent illégalement des milliers de migrants. Ces mesures inhabituelles ont donné lieu à un vif échange entre le ministre grec des Migrations et de l’Asile, Panagiótis Mitarákis, et la commissaire aux Affaires intérieures de l’Europe Ylva Johansson, qui a déclaré lors d’une conférence de presse le 9 juin dernier : « Je pense que c’est une façon étrange de protéger vos frontières […]. Et j’espère que cela est conforme aux droits fondamentaux, cela doit bien sûr être clarifié. » 

Le statut de ces armes non létales est en effet assez flou. Si le droit de la guerre insiste sur le principe de proportionnalité entre armements employés et objectifs stratégiques poursuivis, les armes acoustiques, qui ne produisent pas de destruction visible et constatable, échappent à toute tentative de quantification ou d’arbitrage de ce type. De plus, elles appartiennent à la fois aux domaines militaire et civil. C’est ainsi que l’armée américaine les a utilisées en 2004 en Irak à Falloujah, en diffusant la musique hyperamplifiée du groupe Metallica, pour la plus grande joie de son chanteur et guitariste James Hetfield : « Depuis nos débuts, on punit nos parents, nos femmes, nos proches avec cette musique. Pourquoi pas les Irakiens ? » Mais la police américaine a aussi recouru à un canon à son pour disperser les manifestants durant un sommet du G20 à Pittsburgh, en 2009. 

Comment fonctionne cet arsenal opérationnel depuis une vingtaine d’années ? « Il est important de faire la distinction entre deux technologies : les LRAD [Long-Range Acoustic Device, « outil acoustique à longue portée »] et le son hyperdirigé, explique le musicologue Holger Schulze, professeur à l’université de Copenhague et auteur de Sound Works [« Le son fonctionne », Bloomsbury Academic, 2019 ; non traduit]. Les LRAD visent un spectre : elles couvrent une certaine zone. Il s’agit d’une arme à bande passante qui affecte tout un environnement. Le son hyperdirigé est plus compliqué à fabriquer – mais il est déjà disponible sur le marché. Il permet un ciblage très précis. Par exemple, à 500 mètres de distance, vous pouvez viser une personne debout devant une fenêtre. »

Si l’emploi de ces armes sonores, contrairement à celui des balles ou des grenades, ne laisse pas de blessure sur les corps ni de sang sur le sol, il ne faudrait pas conclure trop vite à leur innocuité : « Cette arme vous frappe sans que vous y soyez préparé, avec un volume extrême pouvant atteindre 160 décibels, précise Schulze. L’intensité provoque un choc et une douleur intenses dans l’oreille interne, la peur de la mort s’installe dans tout le système sensoriel. La plupart des gens mettent désespérément leurs mains sur leurs oreilles – raison pour laquelle ces armes sont appelées “menottes acoustiques”. Les dommages de ce choc dépendent de la capacité auditive de l’individu, de sa tolérance à la douleur et de sa stabilité psychologique. L’expérience peut être traumatique, parce qu’il s’agit d’une attaque impossible à contrôler. À cet égard, les armes soniques sont similaires aux gaz toxiques : il s’agit d’une forme d’arme contre laquelle on ne peut pas se défendre. Les conséquences physiques dépendent en particulier de pathologies antérieures. Les veines peuvent éclater, les organes internes et les tissus se ramollir, les poumons ou les sinus peuvent être endommagés. Ces différents effets n’ont pas encore été étudiés. »

Si le principal usage prévu pour ces armes est la dispersion des foules, l’emploi qu’en fait la Grèce est frappant. Les frontières politiques sont difficiles à matérialiser physiquement et à défendre. Demeure la possibilité de créer des frontières sonores. Sans toujours en avoir conscience, nous vivons dans un monde où celles-ci existent déjà : par exemple, la différence entre « cols bleus » et « cols blancs » est que les ouvriers vivent avec le vacarme des machines ; celle entre immeubles bon marché et de luxe est que les seconds sont bien insonorisés ; celle entre ville et campagne que les sons produits par les non-humains sont inaudibles dans la première. Mais la Grèce vient d’ajouter une ségrégation aux précédentes et de franchir un cap dans la sonopolitique : désormais, il sera impossible aux migrants de passer le mur du son.