Bouge de là !

Déplacer le Frigidaire, empaqueter l’atomixer et le Dunlopillo, vendre la cuisinière avec le four en verre et le tas de couverts… Trier, jeter. Récurer, repeindre, passer le canapé par la fenêtre et les cartons par l’escalier, avant de finalement laisser derrière soi tout un pan de sa vie, en une journée. Chaque déménagement est un arrachement. Une « catastrophe douce » pour Benoît Goetz. Selon l’auteur de la Théorie des maisons (Verdier, 2011), enseignant la philosophie à l’université de Metz, « le déménagement dérange l’illusion d’être chez soi. Quand on déménage, on quitte son arrangement. C’est un chamboulement considérable ». Lui qui, à 62 ans, a déjà beaucoup déménagé avant de s’établir en Moselle, appréhende ce changement comme une « césure curieuse qui permet de dater un moment de sa vie. On s’aperçoit alors que l’on est habitué à habiter, que l’habitude produit une sorte d’incon­scient. Celui qui déménage est privé de ses marques et de son territoire. Il découvre que l’“inhabitation” est au cœur de l’habitation. “L’homme habite, mais s’il ne sait pas où, il n’en a pas moins l’habitude”, écrivait Lacan ». Or le déménagement « remue le ménage, il invite ceux qui y habitent à entreprendre une sorte de travail archéologique » sur les traces de leur passé, sinon à se débarrasser des encombrants : souvenirs des amours éteintes, objets mutilés et vêtements démodés. Le déménagement pousse à réarranger sa vie et invite à se poser la question : qu’emporter avec soi ?

Thierry Paquot, auteur d’un Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains (CNRS Éd., 2017), rappelle que le verbe « déménager » désigne d’abord, au XVIII^e siècle, le fait de perdre l’esprit – qui déménageait était proprement « dérangé ». Après avoir vécu vingt ans dans la même banlieue, ce philosophe de l’urbain a fait construire une maison afin d’y installer une bibliothèque riche de 35 000 ouvrages, persuadé qu’un tel lieu offre à la pensée les moyens de son déploiement. Il croit, comme Gaston Bachelard, que « tout individu s’avère “topophile”, serein lorsqu’il réside dans un lieu qui le lui rend bien ». Pour lui, la manière dont on loge et les meubles que l’on possède traduisent notre rapport au monde. « Le “chez-soi”, cette connivence entre un lieu et une personnalité, exige que plusieurs conditions soient réunies. Ainsi, Kant a son logement et ne songe aucunement à s’en éloigner. Il établit un emploi du temps répétitif, avec les mêmes promenades, ce qui le rassure. Pourquoi déménager ? La relation à sa maison natale, puis à son logis, s’affirme à partir des Lumières. Chacun recherche le lieu propice à son propre épanouissement. Voltaire ou Rousseau errent d’une demeure à un château, selon leurs protecteurs, mais ils réclament pour écrire et penser un endroit à eux, calme et agréable. »