Bourreaux des cœurs ?

Claude Habib, propos recueillis par Cédric Enjalbert publié le 5 min

Pourquoi les Français apprécient-ils autant les jeux de séduction ? Ont-ils les mœurs dissolues qu’on leur prête, notamment outre-Atlantique ? Réputés pour leur galanterie, ils furent les inventeurs de l’amour courtois, les chantres du libertinage, et les hérauts du romantisme… Selon Claude Habib, spécialiste de Rousseau, il faut se réjouir de cette tradition galante, qui relève du patrimoine national : elle allège les rapports entre individus.

« Pour comprendre la manière très particulière dont les Français envisagent les rapports entre hommes et femmes, il faut retracer l’histoire de la galanterie. Celle-ci se met en place vers la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle dans l’Europe méridionale puis se diffuse dans toute l’Europe ; c’est un héritage du code chevaleresque. Une manière spécifique de traiter les femmes se répand dans la haute société, qui entend se distinguer du vulgaire. La meilleure image est celle du jardin. Les nobles savent bien que la nature existe, ils passent leur vie à la chasse ; mais à côté de la nature sauvage, ils développent le goût d’une nature idéale, sans ronces, sans obstacles, sans bêtes féroces.

De même, la galanterie est un aménagement idéal du rapport entre les sexes, lequel, laissé à la nature, ne manquerait pas d’être grossier, dégradant, violent. C’est un aménagement qui demande beaucoup d’efforts, et qui représente une hétérosexualité idéale, où tout serait respect, fidélité jurée, promesses. Ce beau spectacle suppose une religion de l’amour, honoré comme la source des valeurs : il incite à la loyauté, à la bravoure, à l’excellence ; il développe en chacun le meilleur de ses talents.

 

Un phénomène national

À partir de cette vision idéalisante, d’origine néoplatonicienne, une conversation sociale se développe : conversation mixte et plaisante, faite de badinage. Les femmes doivent être flattées à tout bout de champ. Ce n’est pas sérieux, mais il en découle des conséquences réelles : peu à peu s’établit un nouveau traitement du féminin. Les Françaises, et surtout les Parisiennes, prennent une assurance, une autorité intellectuelle et mondaine inconnue auparavant. Elles n’ont plus de chaperon, elles s’arrogent des libertés qu’on leur concède galamment. Entre-temps, la galanterie est devenue un phénomène national, monopolisé dès le début du règne de Louis XIV. Jeune, le nouveau monarque est très vite entouré de femmes ; les jeux de l’amour obsèdent la vie de cour. Tout le divertissement monarchique, comédies, ballets, livrets d’opéra, fait la promotion de l’amour tout-puissant. Louis est par excellence le monarque galant. Il capte et structure à son profit un imaginaire social préexistant.

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