Charles Pépin : “Je suis ce que mon passé a fait de moi, mais je ne me réduis pas à cela”

Retrouver Charles Pépin à la terrasse d’un café parisien, à deux pas de la Maison de la Radio où il venait d’enregistrer son émission Sous le soleil de Platon pour France Inter, ce n’était pas mener une interview comme les autres. Certes, Charles Pépin est aujourd’hui une star de la philosophie, depuis son livre sur Les Vertus de l’échec, précédé par le succès des deux tomes de la bande dessinée La Planète des sages (avec Jul). Ses conférences hebdomadaires au cinéma MK2-Odéon font salle comble. Son podcast sur Spotify et son émission sur France Inter ont fait connaître sa voix et ses talents d’orateur. Cependant, Charles, pour moi, c’est aussi un proche. Nous nous connaissons depuis que nous avons 20 ans. Il a publié une nouvelle, « Je n’irai pas au Kamtchatka », dans une éphémère revue associative que j’avais cocréée, Bottom. Nous avons fait connaissance chez des amis communs. Nous avons fait Sciences-Po – pas tout à fait dans les mêmes années – et nous nous passionnions pour la littérature et la philosophie. Coïncidence générationnelle ou non, nous nous sommes également enthousiasmés pour la pensée de Clément Rosset, qui invite à opposer un sourire au tragique de l’existence, qui cultive le désir et la joie face à l’adversité du réel. Et puis, Charles répond depuis quinze ans aux questions des lecteurs de Philosophie magazine dans les premières pages du mensuel. Charles, c’est donc un compagnon de route, à la fois en amitié et pour le journal que vous tenez entre les mains.

Une telle proximité nous a permis de ne pas perdre trop de temps en circonvolutions et de plonger directement dans notre sujet, c’est-à-dire d’explorer les interrogations au cœur de son dernier livre, Vivre avec son passé, qui vient de paraître chez Allary Éditions. Suis-je autre chose que ma mémoire ? De quelle étrange matière sont faits les souvenirs ? Le passé est-il ce qui s’impose à nous, comme nos origines sociales, ou bien la page à moitié effacée sur laquelle nous pouvons écrire notre avenir, en palimpseste ? Pourquoi Henri Bergson, dont la foi vitaliste peut paraître saugrenue de nos jours, a-t-il eu des intuitions si profondes sur les différentes dimensions de la mémoire, au point de fonder une distinction entre le cerveau et l’esprit dont débattent encore les neurosciences les plus avancées ? Le seul point de divergence entre nous, c’est la psychanalyse et la psychothérapie, que je n’apprécie pas autant que Charles. C’est un peu notre running gag. Mais de cela aussi, bien sûr, il va être question.

Charles Pépin en 7 dates
1973 Naissance à Saint-Cloud
1998 Agrégation de philosophie
1999 Parution de son premier roman : Descente (Flammarion)
2000-2018 Professeur de philosophie au lycée d’État de la Légion d’honneur, à Saint-Denis
2001 Naissance de son premier enfant (sur trois)
2020 Lancement du podcast « Charles Pépin : une philosophie pratique »
2021 Première saison de Sous le soleil de Platon, sur France Inter

Vous avez l’image publique plutôt souriante d’un philosophe à qui la vie réussit, et pourtant vos livres traitent de l’échec, de la difficulté d’avoir confiance en soi ou d’accepter son passé… Est-ce une contradiction ?

Charles Pépin : Comme tout le monde, j’ai rencontré mon lot de difficultés. J’ai traversé des épisodes assez douloureux, dont je me suis remis peu à peu, notamment à travers des expériences de thérapie.

Mais ces épisodes, vous ne les racontez pas dans vos livres…

Je le fais quand même parfois, mais ma démarche n’est pas de parler de moi frontalement, parce que mon cas n’a rien d’exceptionnel. L’image publique est une chose, mais disons que je n’ai pas eu un parcours marqué par la tranquillité et l’apaisement. Si mes textes ne sont pas directement autobiographiques, j’ajoute aussitôt que je ne choisis jamais le thème d’un livre par simple intérêt intellectuel ou théorique. J’écris pour me retourner sur des problèmes que j’ai vécus, que j’ai éprouvés dans ma chair, afin de les questionner, d’y voir plus clair. Il me semble que c’est ce que permet la philosophie, qui diffère du genre de l’autobiographie : tenter un effort de compréhension, sans être seulement centré sur soi-même.

Avec Les Vertus de l’échec ou La Confiance en soi, vous invitiez les lecteurs à faire le deuil d’un certain fantasme de perfection, à s’ouvrir au caractère aléatoire et peu maîtrisable de l’existence. Est-ce dans le même esprit que vous abordez la question du passé ?

Au départ, en effet, je voulais écrire un livre d’inspiration freudienne ou lacanienne sur l’accueil du passé, sur le nécessaire consentement à ce qui a été et qu’on ne pourra plus défaire. Cependant, au fur et à mesure de mes lectures, qui m’ont emmené du côté des neurosciences mais aussi de nouvelles pratiques, comme les thérapies de la cohérence ou les thérapies de reconsolidation de la mémoire, je me suis aperçu que cette philosophie de l’accueil du passé était insuffisante. Les souvenirs peuvent être faux, et la frontière entre la mémoire et l’imagination est floue. Consentir à son passé, c’est sans doute trop passif. Je me suis rendu compte qu’il était plus stimulant de tenter de le réinventer.