Conseils de sages
Les questions les plus intimes que nous nous posons face à notre travail, de grands philosophes les ont explorées et y ont apporté des réponses contrastées.
Travaille-t-on pour gagner de l’argent ?
Oui,
et c’est bien normal, car la valeur de l’argent est supérieure à celle du travail. Tout d’abord, travailler implique des efforts, voire des souffrances : se dépêcher pour arriver à l’heure, supporter ses patrons, ses subordonnés et ses collègues, participer à des réunions kafkaïennes, se concentrer, se fatiguer, etc. En revanche, le salaire que l’on reçoit permet de se loger, de se vêtir et de se nourrir, et autorise ces quelques extra qui compensent la dureté du labeur.
Mais ce n’est pas tout, explique le sociologue allemand Georg Simmel. Dans sa Philosophie de l’argent (1900), il définit la monnaie comme un objet paradoxal. Elle est un simple instrument, une quantité qu’on échange et qui ne vaut rien pour elle-même. Il suffit d’ailleurs d’une panique financière ou d’une dévaluation pour lui faire perdre toute sa valeur. Mais ce « moyen absolu » est supérieur à tout ce qui est concret, car il permet d’obtenir les biens les plus divers. La valeur de l’argent est supérieure à celle de chaque objet particulier que l’on peut acquérir grâce à lui, parce que l’argent implique, en plus, une liberté infinie de choix : « La possibilité de choisir est un avantage à escompter dans la valeur de l’argent. » Si on le compare au travail, que l’on échange contre son équivalent en monnaie, l’argent est donc supérieur. En effet, explique Simmel, « l’ouvrier ne peut pour ainsi dire pas disjoindre son savoir et son talent du métier qu’il exerce, pour les investir dans un autre ». Le boucher ne peut s’improviser imprimeur ni le mathématicien danseur classique. Mais le même argent permet d’acheter de la viande comme des journaux, de prendre des cours particuliers de mathématiques ou de danse.
Le « supplément de valeur » de l’argent sur le travail est patent. Si l’on travaille pour obtenir autre chose et mieux que son travail, c’est aussi parce que l’argent égalise. Un marchand a beau être méprisé par des aristocrates ou un paysan par des bourgeois, s’il dispose d’un compte en banque équivalent aux leurs (et le fait savoir), il devient leur égal. Les hiérarchies fondées sur la naissance ou la condition ne jouent plus dans le rapport purement quantitatif permis par l’argent. La recherche d’un haut salaire a d’ailleurs parfois à voir avec une volonté de revanche sociale. Le salaire, enfin, libère par rapport aux liens de domination symboliques. Si je demeure, en tant que travailleur, dépendant de ceux qui me donnent de l’ouvrage (supérieurs ou clients), je suis parfaitement souverain dans la dépense de mon argent. Si l’on ne cède pas aux multiples pathologies de l’argent, travailler pour gagner sa vie n’est pas un signe de cynisme ou de rapacité, mais le meilleur moyen d’augmenter sa liberté d’action, son indépendance et son égalité.
Simmel > 1858-1918
Œuvres : Philosophie de l’argent, Les Pauvres
Non,
c’est pour devenir des humains à part entière que nous travaillons. Tout d’abord, ne travailler que pour l’argent peut entraîner de graves déséquilibres sociaux. Dans un contexte de libéralisme économique, ceux qui y parviennent le font souvent aux dépens de masses prolétarisées. C’est ce que redoute le penseur allemand Hegel, qui affirme dans ses Principes de la philosophie du droit (1820) : « D’un côté, du fait de l’universalisation de la connexion des hommes par leurs besoins et de celles des modes d’élaboration et de transport des moyens destinés à les satisfaire, l’accumulation des fortunes s’accroît […], tout comme s’accroissent, de l’autre côté, l’isolement et le caractère borné du travail particulier et, partant, la dépendance et la détresse de classe attachée à ce travail. » Si, en effet, on ne travaille que pour l’argent, et si la société s’organise autour de cet unique objectif, ne pas en gagner suffisamment rend le travail inintéressant et même désespérant, sans même parler de l’exploitation, de la misère et de l’inégalité.
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