Donna Haraway : “Il faut apprendre à entrer en contact avec le “plus qu’humain’”
Grande voix de la pensée américaine, Donna Haraway revient sur son itinéraire étonnant au carrefour de Thomas d’Aquin et du féminisme radical, de la cyberculture punk et de l’écologie profonde. Elle nous invite à « séjourner dans le trouble » auquel nous expose l’incertitude contemporaine.
« Qu’est-ce qu’elle est drôle ! » s’est exclamé mon fils au sortir de la conversation à laquelle il venait d’assister à mes côtés avec Donna Haraway. « Drôle, mais radicale aussi, et honnête en même temps dans ses réponses, parfois contradictoires », a-t-il ajouté. Nous étions allés, à la fin de l’été, à la rencontre de cette voix importante de la pensée féministe et écologique dans le village d’Hurigny, dans le Mâconnais, où se tient chaque année le festival La Manufacture d’idées, et où elle était invitée, aux côtés d’amies comme Vinciane Despret ou Isabelle Stengers, pour réfléchir aux « écologies de l’attention ». Dans le magnifique parc arboré qui borde le château, sous un tilleul, à l’écart du public venu en grand nombre pour l’entendre, nous avons conversé pendant une heure à propos de son itinéraire, entre biologie et philosophie, de ses concepts – du cyborg aux « espèces compagnes » – et de son inquiétude face à la crise écologique.
Trois choses nous ont frappés lors de cette rencontre. Tout d’abord, on a en effet beaucoup ri. Qu’elle explique avoir été une très mauvaise laborantine en biologie, qui « tuait ses organismes en masse », qu’elle évoque son mariage arrangé avec un ami homosexuel pour intégrer l’université de Honolulu ou qu’elle admette le rôle de la consommation d’ecstasy dans l’écriture subversive de son célèbre Manifeste cyborg, devenu un livre culte dans les milieux écologiques et artistiques, elle s’amuse beaucoup de la vie, qui semble être, à ses yeux, orientée vers la joie.
Cela ne l’empêche pas, ensuite, d’être radicale et de proposer des concepts qui remettent en question les grands partages ontologiques entre l’homme et l’animal, entre les genres ou entre le corps et la machine. Enfin, et c’est peut-être le plus précieux dans cette conversation, Donna Haraway accepte d’être bousculée par les questions et assume dans ses réponses les tensions de sa pensée, au carrefour du catholicisme et du féminisme, du constructivisme et de l’écologie. Car c’est en « séjournant dans le trouble » de nos contradictions, plutôt qu’en cherchant une illusoire réconciliation, que nous avons une chance d’habiter à nouveau la Terre.
Donna Haraway en 6 dates
6 septembre 1944 Naissance à Denver (Colorado)
1972 Doctorat en biologie à l’université Yale
1980 Professeure à l’université de Californie à Santa Cruz, où elle est la première femme titulaire en théorie féministe aux États-Unis
1985 Publication du Manifeste cyborg
2003 Sa chienne Cayenne, berger australien, gagne le concours de l’Association américaine d’agility canine
2016 Publication de Vivre avec le trouble
Comment êtes-vous entrée en philosophie ?
Donna Haraway : Dès l’enfance. Je me battais avec la question du catholicisme et de la soumission à la foi. J’avais un ami confesseur, jésuite, qui m’a suggéré de lire Thomas d’Aquin, j’avais 13 ans. Je n’ai bien évidemment pas tout compris à la Somme théologique. Mais la question de la loi naturelle et de la liberté m’intriguait. J’ai lu ensuite les philosophes catholiques français comme Jacques Maritain. Plus tard, à l’Université, j’ai eu de très bons professeurs, notamment Jesse Glenn Gray, un ami de Hannah Arendt qui m’a initiée à la phénoménologie et à l’existentialisme, et Jane Cauvel, qui m’a ouverte à la philosophie de l’art et au bouddhisme. Je lisais beaucoup trop. Mes deux activités principales, c’étaient lire de la philosophie et jouer au basket-ball !
Vous avez commencé par des études de biologie.
Depuis l’école secondaire, j’adorais la biologie. Tout en optant pour cette filière, j’ai profité de la liberté qu’offre l’université américaine de faire en même temps de la littérature, de la philosophie mais aussi de la zoologie. Après une année passée à Paris pour étudier la philosophie de l’évolution, grâce à une bourse, j’ai poursuivi à Yale. Mais je ne me destinais pas à la recherche en laboratoire. Je tuais tous mes organismes, ils mouraient en masse parce que je ne prenais pas suffisamment soin d’eux. Toujours est-il que j’ai fait ma thèse sur les cristaux en m’intéressant aux métaphores qu’on utilise pour les comprendre. J’étais sous la direction d’un éminent théoricien de l’écologie britannique, George Evelyn Hutchinson, qui m’a soutenue dans mon approche interdisciplinaire. Sans sa protection, je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait. Dans notre laboratoire, en plus des derniers papiers pointus en biologie, on lisait Simone Weil, Virginia Woolf ou Kurt Gödel, le théoricien du théorème d’incomplétude, et les premiers théoriciens de la cybernétique en biologie… Par la suite, je n’ai cessé d’échanger avec un groupe de chercheurs en biologie en contribuant à leurs publications… sans être créditée parce que cela aurait été considéré comme une « pollution » pour le sérieux de leurs papiers. J’avais déjà écrit le Manifeste cyborg où je critiquais le point de vue de « survol » dont se prévalent les hommes dans la science. J’y défendais aussi l’idée d’un savoir « situé », dont les femmes pouvaient être porteuses parce qu’elles assument de parler depuis une place particulière, liée à une manière de voir et de vivre qui engage. Ces résistances n’empêchaient pas mes pairs de reconnaître que j’étais une interlocutrice pour eux. Mais ce modus vivendi me convenait. Ne sommes-nous pas davantage intéressés par la circulation de nos idées que par le crédit que l’on peut en retirer ?
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