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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Gustave Flaubert. © AKG images

Littérature

Flaubert, un philosophe anti-système

Frédéric Manzini publié le 09 avril 2022 7 min

Gustave Flaubert est connu pour le portrait délicieux qu’il dresse de la bêtise humaine. Ce que l’on sait peut-être moins, c’est qu’il a aussi lu des philosophes, et qu’il entretient des rapports complexes avec leur discipline. Des notes préparatoires à Bouvard et Pécuchet, récemment exhumées dans un numéro de La Revue des lettres modernes, témoignent de cet attrait méfiant pour deux grands penseurs : Hegel et Spinoza. Analyse.

 

Publié à titre posthume en 1881, le roman inachevé de Flaubert Bouvard et Pécuchet raconte l’histoire de deux employés de bureau pas très finauds qui s’exilent à la campagne pour échapper à leur vie parisienne jugée peu enthousiasmante. Dans cette Normandie paisible, ils s’adonnent aux joies du jardinage, de l’agriculture et d’expériences en tout genre, explorant tous les domaines du savoir avec une avidité patentée, souvent tournée en dérision par l’écrivain qui y voit une entreprise plus prétentieuse et médiocre que louable.

Avant de se lancer dans la rédaction du chapitre VIII de Bouvard et Pécuchet, Flaubert a constitué un dossier « Philosophie », constitué de 126 pages de notes de lecture consacrées à 32 auteurs différents et dont le manuscrit a été retrouvé à la bibliothèque municipale de Rouen. La Revue des lettres modernes en republie deux sections inédites (N°6, 2022) : la première est consacrée à Hegel, la seconde à Spinoza, penseurs qui occupent tous deux une place importante dans le texte de Bouvard et Pécuchet.

Si Flaubert leur a réservé un traitement de faveur, on peut supposer que c’est dû à la fois à la difficulté et au caractère systématique de leurs philosophies respectives : la lecture superficielle qu’en font Bouvard et Pécuchet n’en ressort que plus risible. Voyons, textes à l’appui, comment l’auteur a procédé.

Spinoza caricaturé

Rappelons d’abord le passage consacré à Spinoza. Le philosophe hollandais est sollicité par Bouvard lorsqu’il éprouve le désir de prouver à Pécuchet l’inexistence de Dieu :

“Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.

Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre.

L’Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d’un coup de crayon, et comprirent ceci :

La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.

Il est seul l’étendue – et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ?
Mais bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu. Car elle ne contient qu’un genre de perfection ; et l’absolu les contient tous.

Souvent ils s’arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention.

— Est-ce que cela t’amuse ?

— Oui ! Sans doute ! Va toujours !

Dieu se développe en une infinité d’attributs, qui expriment chacun à sa manière, l’infinité de son être. Nous n’en connaissons que deux : l’étendue et la pensée.

De la pensée et de l’étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d’autres.

Celui qui embrasserait, à la fois, toute l’étendue et toute la pensée n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel — mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.

— Ah ! Ce serait beau ! dit Pécuchet.

Donc, il n’y a pas de liberté chez l’homme, ni chez Dieu.

— Tu l’entends ! s’écria Bouvard.

Si Dieu avait une volonté, un but, s’il agissait pour une cause, c’est qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne serait pas Dieu.

Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses — et l’univers impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité d’univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L’étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.

Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, – et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncèrent”

Passant de l’amusement à l’effroi et à la fascination devant l’infini, les deux compères ont vite fait d’abandonner Spinoza. Mais d’où vient le résumé qui est fait de sa philosophie ? L’examen des carnets préparatoires fait apparaître que la plupart des propos attribués à Spinoza sont en réalité des réécritures des commentaires d’Émile Saisset (1814-1863) qui, en plus d’être le traducteur de Spinoza lu par Bouvard, fut par ailleurs l’auteur d’une Introduction critique aux œuvres de Spinoza parue en 1860.

Or c’est manifestement sur cette Introduction que Flaubert s’est appuyé dans ses notes, assez détaillées, où il a recopié certaines formules de Saisset et en a adapté d’autres : pour rédiger Bouvard et Pécuchet, il a ainsi résumé certaines analyses jusqu’à aboutir à la version caricaturée et simplificatrice qu’on y trouve. Par exemple, l’annotation « Le libre arbitre en Dieu comme dans l’homme est inconcevable » devient, dans la version finale de Bouvard et Pécuchet « Il n’y a pas de liberté chez l’homme, ni chez Dieu » – ce qui est un raccourci d’autant plus fâcheux qu’il y a précisément chez Spinoza la place pour une forme de liberté qui n’est pas du libre arbitre, que ce soit chez Dieu ou chez l’être humain...

La caricature est donc tout à fait délibérée, surtout quand on sait l’admiration personnelle et sincère que Flaubert éprouvait pour l’Éthique de Spinoza, et dont témoigne sa Correspondance : de l’injonction « Il faut lire Spinoza » qu’il adresse à Mlle Leroyer de Chantepie (4 novembre 1857) jusqu’à son exclamation « Nom de Dieu, quel homme ! quel cerveau ! quelle science et quel esprit ! » partagée avec George Sand (29 avril 1874), Flaubert ne s’est jamais départi d’un sincère enthousiasme à son endroit. Sans doute que, dans son cas personnel, la force qu’il a trouvée à sa philosophie ne l’a pas fait renoncer à poursuivre sa lecture…

Hegel panthéiste

Qu’en est-il du traitement réservé à Hegel ? Dans Bouvard et Pécuchet, on lit :

“[Pécuchet] se procura une introduction à la philosophie hégélienne, et voulut l’expliquer à Bouvard :

— Tout ce qui est rationnel est réel. Il n’y a même de réel que l’idée. Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme est identique à celle de Dieu.

Bouvard feignait de comprendre.

— Donc, l’absolu, c’est à la fois le sujet et l’objet, l’unité où viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires sont résolus. L’ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit la température, l’organisme ne se maintient que par la destruction de l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.

Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie, son bréviaire à la main.

Pécuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’Hegel et voir un peu ce qu’il en dirait.

L’homme à la soutane s’assit près d’eux, et Pécuchet aborda le christianisme.

— Aucune religion n’a établi aussi bien cette vérité : ‘La nature n’est qu’un moment de l’idée !’

— Un moment de l’idée ! murmura le prêtre, stupéfait.

— Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union consubstantielle avec elle.

 — Avec la nature ? oh ! oh !

 — Par son décès, il a rendu témoignage à l’essence de la mort ; donc, la mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.

L’ecclésiastique se renfrogna.

— Pas de blasphèmes ! c’était pour le salut du genre humain qu’il a enduré les souffrances.

— Erreur ! On considère la mort dans l’individu, où elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, c’est différent. Ne séparez pas l’esprit de la matière !

— Cependant, Monsieur, avant la création…

— Il n’y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce serait un être nouveau s’ajoutant à la pensée divine, ce qui est absurde.

Le prêtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs.

— Je me flatte de l’avoir crossé ! dit Pécuchet. Encore un mot ! Puisque l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie à la mort, et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout devient, comprends-tu ?

— Oui ! je comprends, ou plutôt non !

L’idéalisme, à la fin, exaspérait Bouvard”

Cette fois, l’examen des notes préparatoires fait apparaître que Flaubert s’est référé au commentaire fourni par ce grand importateur de l’hégélianisme en France que fut l’Italien Augusto Vera (1813-1885), auteur de L’Hégélianisme et la philosophie (1861) et de l’Introduction à la philosophie de Hegel (2e édition, 1864). On remarque que c’est encore sous l’angle de son rapport avec la religion que la philosophie est abordée : Hegel est expressément interprété dans la perspective d’un panthéisme qui était déjà à l’arrière-plan des pages sur Spinoza.

On sait que cette question du panthéisme avait déjà été soulignée par Flaubert quand il avait commencé à étudier les Cours d’esthétique de Hegel dès le début des années 1840, avant la rédaction des derniers chapitres de L’Éducation sentimentale (1845). Pour des raisons esthétiques plus que religieuses en effet, Flaubert s’interrogeait sur le rôle de l’œuvre d’art et s’était intéressé à Hegel pour sa manière de faire de l’art un moment de l’expression de la vérité. Mais ici, les formules censées résumer la dialectique hégelienne semblent particulièrement creuses, ampoulées et incompréhensibles, comme si Hegel confondait tout dans tout : la vie, la mort, l’idée, la nature et Dieu…

Pour conclure

Dans le cas de Spinoza comme dans celui de Hegel, on voit que Flaubert a retenu deux philosophes qui ont la réputation d’être particulièrement difficiles d’accès mais aussi pour lesquels il éprouve une admiration réelle et qui suscitent en lui un vif intérêt. En choisissant de s’appuyer sur des ouvrages de commentateurs pour rédiger la discussion entre Bouvard et Pécuchet plutôt qu’en se contentant de la lecture personnelle qu’il en a faite, il est ainsi parvenu à un résumé d’autant plus indigeste de leurs philosophies que les deux compères n’ont, eux, pas réussi à se les approprier.

Ne soyez pas Bouvard et Pécuchet : avec nous, lisez l’“Éthique” comme il faut !
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