Habanera pour un “crush”

“L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais, jamais connu de loi…”, chante Carmen dans sa célèbre Habanera. Sur les planches de l’Opéra comique à Paris jusqu’au 4 mai, la bohémienne plus cérébrale que sensuelle incarnée par la mezzo-soprano Gaëlle Arquez rappelle aux spectateurs l’inconstance d’un sentiment que Georges Bizet, à la suite de Mérimée, espérait transgressif de toutes les normes sociales. Presque 150 ans après sa création dans ce même théâtre, Carmen donne une leçon dont on n’est pas bien sûr qu’elle ait été entièrement assimilée.

« L’amour, affranchi des normes, vraiment ? À en croire la sociologue Isabelle Clair, autrice des Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes (Seuil, 2023), les schémas amoureux évoluent peu, notamment chez les plus jeunes. Pour ces derniers, le couple reste le saint Graal, l’étape obligée pour gagner en respectabilité, voire en virilité chez les garçons. Se mettre en couple, c’est “faire ses preuves”, décrit la sociologue qui a enquêté sur une vingtaine d’années dans des milieux aussi bien bourgeois que ruraux ou populaires. Pour les garçons, il s’agit de montrer qu’on n’est évidemment “pas pédé”, et pour les filles, de balayer le soupçon d’être une “salope” qui multiplierait les partenaires. Cette “parade” du couple, jouée dès le plus jeune âge, conforte les stéréotypes de genre : les filles, considérées comme sentimentales, sont celles qui aspirent le plus au couple, quand les garçons y concèdent par obligation sociale. Il reste admis qu’ils puissent dissocier amour et désir sexuel, alors que les filles se doivent de ne pas concevoir l’un sans l’autre.

Carmen ne cesse de parler d’amour, mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? “Les amours de Carmen ne durent pas six mois”, raille Escamillo le toréador, qui aimerait tout de même bien s’inscrire au tableau de chasse de la belle. La zingarella incarne un désir toujours fluctuant qui, sitôt qu’il a trouvé son objet, s’en désintéresse. Il faut dire que cet objet, Don José, n’a rien pour encourager la flamme. D’abord tendre et naïf, il se montre rapidement jaloux et violent. Et l’avertissement sonne dès son premier grand air, « La fleur que tu m’avais jetée” : s’il conclut par “Carmen, je t’aime”, un accord dissonant soutient la déclaration, façon d’annoncer le drame à venir. Pas dupe, Carmen lui répond d’ailleurs : “Non, tu ne m’aimes pas…”

Aujourd’hui, on parlerait des amours de Carmen sans doute plutôt comme de crushes – ce sentiment qui vous fait éprouver un léger crissement du cœur lorsque l’objet de votre attirance se trouve dans la même pièce que vous. S’il concentre votre affection pendant un certain laps de temps, le crush peut tout aussi bien s’évanouir comme il est arrivé pour se diriger vers un autre sujet. Cette réalité est en contradiction totale avec le jeu social de l’amour tel qu’il perdure encore, avec ses normes et ses rôles ultra genrés. À Don José qui la retient prisonnière après qu’elle a déclenché une bagarre, Carmen répond, bravache : “Je ne te parle pas, je chante pour moi-même ! Et je pense ! Il n’est pas défendu de penser !” Dans les pas de la Carmencita, nos amours restent encore à inventer ! »

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