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Japon. L’impossibilité d’une ruine

Cédric Enjalbert publié le 23 octobre 2014 18 min

Au pays du Soleil-Levant se renouvelle un rite curieux et fastueux : le sanctuaire d’Isé, cœur spirituel de l’archipel, est reconstruit à l’identique tous les vingt ans. Pourquoi déconstruire et rebâtir ? Notre reporter s’est rendu sur place.

J’étais prévenu : c’est l’un des lieux les plus sacrés du Japon et il n’y a pratiquement rien à y voir. Les Japonais seraient pourtant près de 14 millions à s’être pressés cette année à Isé, au sud de Honshu, l’île principale de l’archipel, à une centaine de kilomètres de Kyoto. Pourquoi ? C’est la question que je me pose en embarquant dans l’avion, à Paris. Douze heures de vol pour y penser. Neuf heures de décalage horaire m’emportent rapidement vers le jour d’après, puis un nouveau vol intérieur suivi de quelques centaines de kilomètres en car, sur la baie de Toba, à trois lieues d’Isé. La nuit se passe et la terre tremble. Je prends le lendemain le chemin de ces pèlerins venus des quatre coins du pays, débarquant au sommet d’un mont verdoyant, couvert de pins qui s’élancent haut vers le ciel. L’air est frais. Le printemps prend seulement ses marques. L’humidité des bois laisse s’échapper des brumes que la rivière balaie. Un pont embrassé à son entrée par une large arche de bois signe l’entrée du site ; ce dernier comprend deux sanctuaires principaux, le Naiku (sanctuaire intérieur) et le Geku (sanctuaire extérieur). Ici, tous marquent un temps d’arrêt et se signent. Avant de pénétrer ces forêts luxuriantes mais aménagées, fendues de larges sentiers, j’avais une recommandation : au bâton de randonnée préfère le costume-cravate. On ne plaisante pas avec le cérémonial. Ce sanctuaire shinto* est le cœur battant de la spiritualité japonaise, une Mecque nippone en bordure du Pacifique, une Lourdes du Levant, où le rite soumet encore ses figures imposées.
 


 

Des paysages naturels ravissants, la proximité d’une baie marine qui donne les plus belles perles du Japon, l’isolement, les proches cascades… Isé offre une vision idéale du Japon traditionnel. Sa forêt sacrée abriterait une large frange des huit millions de kami, ces divinités de la nature qui peuplent la pensée animiste des Japonais, et le culte shinto. Une atmosphère digne des films de Hayao Miyazaki flotte sur ces forêts. Rêveur, je m’attends à voir surgir lucioles phosphorescentes, tanuki doués de parole, monstres volants et noiraudes, au détour d’un buisson. Ces kami sont chez eux partout au Japon : en statuette au pied des maisons, dans les jardins, sur le bord des chemins et jusque dans les larges artères tokyoïtes au pied des gratte-ciel. Ils charment et détournent les esprits malins, en veillant sur la nation. Trois d’entre eux sont vénérés à Isé : Izanagi, Izanami et Amaterasu. Ils comptent parmi les plus illustres. Izanagi et Izanami sont les dieux fondateurs du Japon. Ils donnèrent naissance à Amaterasu, déesse du soleil, gardienne des attributs de l’empereur. Elle est la figure tutélaire du pays et du sanctuaire intérieur d’Isé, ce fameux Naiku qui attire à lui les foules. Une particularité distingue le site : il est reconstruit, à l’identique, tous les vingt ans depuis quatorze siècles.

« Isé offre une vision idéale du Japon traditionnel »

La dernière reconstruction a débuté en octobre 2013. Elle s’est achevée au printemps dernier, avec la disparition de l’ancien temple. Que voit-on aujourd’hui ? Rien, ou presque. Au terme d’une marche entre les cyprès, le long de larges sentiers dégagés, démarre un escalier. À partir de là, toute photo est interdite. Au sommet se dresse une palissade de bois clair. Derrière ce paravent, seul le faîte doré des toits émerge. Rien de plus. Le « privilégié » est invité à franchir cette barrière en compagnie d’un prêtre. Derrière elle ? Une seconde palissade. Las, la vue du bâtiment est sans cesse repoussée. De rares photos aériennes dévoilent pourtant tout : deux emplacements identiques se côtoient, séparés par une mince lisière. Sur ces terrains rectangulaires jumeaux, des bâtiments identiques sont édifiés alternativement. Une terre en friche attend vingt ans d’être recouverte, tandis que l’édifice voisin subit la corruption du temps. Le bois se ternit, la pluie ronge le chaume du toit, les ferronneries perdent leur lustre. Lorsqu’une génération a passé, le sanctuaire gâté est démonté. Le bois récupéré est éparpillé dans le pays afin d’ériger de nouvelles arches ou de rapiécer d’autres monuments sacrés. Sur l’emplacement vierge, une structure précaire similaire, de simple bois, de chaume et de métal, sans vis ni clous, est dressée. L’ensemble, protégé par une quadruple enceinte, est donc esthétiquement rudimentaire, quasiment invisible et pratiquement inaccessible. Et pourtant…
 

*Shinto vs. Bouddhisme
Le shinto, la « voie des dieux », est un culte animiste. Cette religion « immémoriale » se distingue du bouddhisme « importé » de Chine et d’Inde au Japon, vers le VIIe siècle. Ces deux cultes ne sont pourtant pas contradictoires ; longtemps les sanctuaires shinto ont accueilli en leur sein un petit temple bouddhiste, et inversement. Aujourd’hui, la plupart des Japonais entretiennent deux croyances. Ils seraient 101 millions de shintoïstes (environ 80 % de la population) et 85 millions de bouddhistes (67 % de la population).
 
Mais au début de l’ère Meiji (1868-1912), le gouvernement décrète la séparation du shinto, proclamé religion d’État dont le sanctuaire d'Isé devient alors la vitrine, d’avec le bouddhisme. Selon Bernard Faure, historien des religions et japonologue, cette séparation « a causé une sorte d’amnésie profonde dans la conscience religieuse japonaise. Pour comprendre la portée dévastatrice de cette véritable “révolution culturelle”, il faudrait imaginer, dans le cas de la France, une réforme religieuse – plaçons-la sous la Troisième République pour rester dans le même cadre temporel – qui, considérant le christianisme comme religion étrangère, aurait voulu instaurer (ou “restaurer”) le druidisme comme religion nationale ».

 

« Il n’y a rien au Japon »

Et pourtant, la tradition se poursuit. Quelle réalité invisible pour les yeux se déploie donc ici ? Que vient-on voir là où il n’y a rien ? Imaginez un moment Notre-Dame en bois, dépouillée de ses ornements gothiques, se décomposant, difficile d’accès de surcroît… Qui se presserait pour l’admirer ? Ce n’est pas proprement qu’à Isé, il n’y ait rien à voir ; c’est, au contraire, qu’on vient ici se nourrir d’un sentiment diffus et profond, d’un presque rien, me confie sur le chemin qui y mène Shigeatsu Tominaga. Il est le président de la fondation franco-japonaise à l’origine du colloque « Racines contre Racines », organisé à Isé à l’occasion de la soixante-deuxième reconstruction du sanctuaire, qui s’achève le 11 mars 2014, soit trois ans jour pour jour après le tsunami qui a ravagé le nord du pays en 2011. Un symbole plus qu’une coïncidence, tant la société japonaise est fondée sur les notions de vulnérabilité et d’impermanence.

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Article issu du magazine n°84 octobre 2014 Lire en ligne
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