John Searle. « La distinction entre corps et esprit est un faux problème »
D’abord spécialiste de philosophie du langage, l’Américain John Searle a peu à peu orienté sa réflexion vers le problème de la conscience et de ses relations avec le cerveau. Refusant le dualisme qui voudrait séparer l’esprit du corps, il traite les problèmes philosophiques avec rigueur et efficacité, « à la manière d’un ingénieur ».
Les grandes évolutions de la philosophie américaine au XXe siècle se lisent dans la trajectoire singulière de John Searle. Né en 1932 à Denver, dans le Colorado, longtemps professeur à Berkeley (université de Californie), il commence par s’intéresser au langage, dans le sillage de John Austin – l’auteur du fameux Quand dire, c’est faire – dont il a été l’élève à Oxford. Il propose ainsi, dans son premier ouvrage, une classification des différents actes de discours (speech acts), vaste entreprise théorique qui a notamment été critiquée par Jacques Derrida. Mais aux États-Unis, la philosophie du langage s’est vu peu à peu supplantée par la philosophie de l’esprit. John Searle est l’un des acteurs majeurs de cette transition. Dans un contexte marqué par l’essor des sciences cognitives, il s’interroge sur la nature des processus mentaux et leur lien avec la réalité. Il refuse tout aussi bien de considérer l’esprit comme une entité séparée de la matière que comme une simple machine ; pour lui, le cerveau ne saurait être assimilé à une sorte de gigantesque ordinateur, comme l’explique son exemple célèbre de la « chambre chinoise », qu’il reprend ici. Il est ainsi l’un des défenseurs des théories de l’« émergence » : selon lui, la pensée est une qualité qui émerge d’un assemblage sophistiqué de neurones… Figure de l’intelligentsia américaine, John Searle est en outre capable d’aborder les sujets les plus complexes sans aucun terme technique, avec une clarté déconcertante.
Où êtes-vous né et où avez-vous grandi ?
Je suis né à Denver et j’y ai habité jusqu’à l’âge de 12 ans. Ensuite, à cause des aléas de la Seconde Guerre mondiale et des déplacements de personnes qu’elle a entraînés, j’ai vécu dans beaucoup d’autres endroits. Mon père était cadre chez AT&T, compagnie de téléphonie, et ma mère médecin. Je réalise maintenant que mon éducation a été quelque peu inhabituelle : contrairement à beaucoup d’autres, j’ai été très tôt habitué à considérer les femmes comme égales aux hommes du point de vue professionnel. Chez moi, cela ne faisait aucun doute. En fait, tout petit, je pensais que le droit ou la médecine étaient plutôt des professions féminines, vu que mon père était ingénieur. Maintenant que je suis un peu plus vieux, je m’aperçois rétrospectivement que ma philosophie et mon désir de comprendre comment les choses fonctionnent sont intimement liés à l’éducation que j’ai reçue. J’ai tendance à traiter les problèmes philosophiques à la manière d’un ingénieur. Et j’ai découvert que cela n’était pas si répandu dans ma profession.
Qu’en est-il de votre intérêt pour la science ?
Ce qui est drôle, c’est qu’à l’époque du lycée et des premières années de fac, je me suis beaucoup révolté contre la science. Je ne voulais être ni médecin ni ingénieur. Pour moi, les « humanités » étaient la partie la plus excitante de mes études. Aujourd’hui, je ne cloisonne plus les disciplines de cette façon. Je ne fais plus aucune distinction entre, mettons, les mathématiques, la littérature et la neurobiologie ; cela forme un tout. J’ai élargi mon horizon intellectuel. Je pense que mon problème, commun à tous les philosophes, est que pour « faire » de la philosophie de manière convaincante, il faut tout connaître. Or je ne connais pas tout. Aucun philosophe ne connaît tout. C’est un constat négatif mais réaliste. Nous avons là, me semble-t-il, un problème intrinsèque.
Toujours à propos de votre jeunesse, quels sont les livres qui vous ont le plus influencé ?
Mon Dieu, il doit y en avoir des centaines ! Le premier livre qui me vient à l’esprit est l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell : certes, ce n’est pas une œuvre très importante du point de vue académique, mais elle a le mérite de présenter la philosophie comme une activité à la portée de tous. Nul besoin d’être un génie ou un monstre pour philosopher. Je pense aussi à des romans comme Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, que j’ai lu et relu plusieurs fois, avec l’impression de le parcourir toujours pour la première fois. Adolescent, j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la littérature, fréquentant les grands romanciers modernes comme Proust, Joyce, Mann ou Kafka.
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