“Karl Marx", de Hannah Arendt

Que pense la théoricienne du totalitarisme du philosophe tutélaire de l’URSS ? Juste après avoir publié Les Origines du totalitarisme en 1951, Hannah Arendt projette de s’intéresser à la filiation entre Karl Marx et le stalinisme. Or Arendt se heurte rapidement à l’ampleur de la tâche : « Je prévoyais d’écrire une petite étude sur Marx, seulement, dès qu’on s’attaque à Marx, on constate que l’on ne peut rien entreprendre sans se pencher sur toute la tradition de la philosophie politique », confie-t-elle à son ami Kurt Blumenfeld. Ce livre ne voit pas le jour du vivant d’Arendt, mais ses notes, qui ont donné lieu à des conférences, sont aujourd’hui éditées par Payot dans Karl Marx, dans une traduction de Françoise Bouillot. La difficulté de la tâche n’entrave pas l’analyse d’Arendt, mais la déplace. Il s’agit moins d’étudier chez Marx les potentiels germes du stalinisme que de souligner la singularité d’un penseur ancré dans la tradition de la philosophie politique, et à laquelle il donne une impulsion nouvelle. Quand Arendt lit Marx c’est moins en tant que penseuse du totalitarisme, qu’en philosophe de l’action. 

Un maillon essentiel de l’histoire de la philosophie

Comme tout « -isme », le marxisme est un dévoiement de la pensée de Karl Marx, si bien que « la ligne qui va d’Aristote à Marx est moins brisée, et de manière beaucoup moins décisive, que celle qui va de Marx à Staline ». Bien que profondément imprégné par la tradition de la philosophie politique, Marx voit que les catégories classiques ne permettent pas de saisir les transformations à l’œuvre dans l’époque moderne. Les révolutions politiques et industrielles du XVIII^e siècle entraînent des changements structurels que Marx, en fin observateur de son temps, sera le premier à diagnostiquer et théoriser : l’émergence d’une classe de travailleurs, et une conscience historique qui s’exprime par la violence. Ce n’est pas, aux yeux d’Arendt, dans ses théories économiques ni même son contenu révolutionnaire que se loge le génie de Marx, mais bien dans « son obstination à traiter de ces deux nouvelles questions : le travail et l’histoire ». C’est aussi par ces concepts qu’il donne à la philosophie une inflexion majeure. 

De la société de travailleurs…

En mettant l’émancipation des travailleurs sur le devant de la scène politique et historique, Marx prend acte d’une transformation majeure. Majeure, car elle fait naître une conception nouvelle de l’homme. Avec l’émergence d’une « société de travailleurs », le travail n’est plus le fardeau de certains, mais l’essence de la condition humaine, ce par quoi chacun se définit. Avec la technique et la baisse de la pénibilité qui en résulte, le travail se détache de l’idée classique de la douleur, mais il devient aussi l’affaire de tous. La conscience que le travailleur a de lui reconfigure l’organisation de la société – celui qui ne travaille n’y a bientôt plus sa place – ainsi que l’ensemble des activités humaines. Cette glorification du travail constitue certainement la plus grosse rupture entre Marx et la tradition philosophique. Et, si elle se fonde sur un état de fait, elle servira en effet l’idéologie stalinienne, qui n’offrira plus que le travail comme horizon politique et existentiel.  

…à une philosophie de l’action

Arendt ne se contente pas de présenter l’apport de Marx à la pensée politique. Elle en fait un maillon essentiel de la philosophie, qui donne les clés pour comprendre la modernité et la singularité de la condition de l’homme moderne. Plus encore, avec ses concepts de travail et d’histoire (et de violence), Marx réhabilite l’action au sein de la pensée politique, et la régénère dans son fondement. Avec Marx « l’action, au contraire de la tradition philosophique, est si loin d’être l’opposé de la pensée qu’elle en est le véritable véhicule ». Et la politique, poursuit Arendt, « loin d’être infiniment inférieure en dignité à la philosophie, est la seule activité intrinsèquement philosophique ». La lecture par Arendt de Marx ne manque pas d’introduire des échos indéniables entre les deux philosophes. Et ne réduit pas la lecture de Marx par Arendt à la question des origines du totalitarisme.

Karl Marx, par Hannah Arendt, vient de paraître chez Payot-Rivages dans une traduction de Françoise Bouillot. 112 p., 8€, disponible ici.