“Manifeste du parti communiste”. Brûlot universel

Comme d’ordinaire, Karl Marx est en retard. Cela fait deux mois que la Ligue des communistes, une association ouvrière tout juste formée à Londres, lui a commandé un texte en forme de programme politique. Fin janvier 1848, ne voyant rien venir, l’organisation lui envoie une lettre de menaces, exigeant un résultat sous une semaine. Dans son appartement de Bruxelles où le philosophe vit réfugié avec sa femme Jenny, ses trois enfants et leur gouvernante, Marx gribouille, rature, triture. Malgré une première version de son ami Friedrich Engels intitulée Fondements du communisme, dont Marx reprend les arguments et la structure, la gestation du Manifeste du parti communiste est difficile.

Karl Marx et Friedrich Engels, les dates clés
1818 Karl Marx naît à Trèves dans une famille bourgeoise de la Prusse rhénane.
1820 Friedrich Engels naît à Barmen (actuelle Wuppertal) dans une famille de riches industriels.
1844 Marx et Engels se rencontrent à Paris.
1847-1848 Rédaction du Manifeste du parti communiste.
1883 Marx meurt à Londres, où il tente, avec son acolyte, d’organiser la stratégie du Parti ouvrier socialiste.
1895 Engels meurt à Londres.

Marx et Engels y tiennent pourtant. Le Manifeste est en effet l’aboutissement de plusieurs années d’engagement théorique qui semblent devoir trouver, en ce début d’année 1848 où la révolution gronde en Europe, une forme concrète et pratique. Cet engagement socialiste en faveur de la cause ouvrière et de la fin de l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie est indissociable d’une collaboration unique dans l’histoire de la philosophie. Sur le papier, pas grand-chose ne rassemble pourtant les deux personnalités. Marx vient d’une famille juive convertie au protestantisme appartenant à la petite bourgeoisie du sud-ouest de l’Allemagne. Son père est avocat et il renflouera plusieurs fois les finances de son fils, qui vit difficilement de ses revenus de journaliste, sans compter les déménagements entre Paris, Bruxelles et Londres, avec une famille nombreuse à loger et nourrir. Engels, lui, est le fils d’un riche industriel propriétaire de filatures, ce qui en fait le pilier financier du duo. Son père l’envoie chez un partenaire installé à Manchester afin de parfaire son sens des affaires et l’éloigner du milieu subversif qu’il fréquente. Car, comme Marx au même moment, Engels se passionne pour Hegel, auteur alors considéré comme susceptible de corrompre la jeunesse. Le philosophe, mort en 1831, reste une figure incontournable du milieu intellectuel allemand, et sa pensée dialectique qui donne un sens à l’histoire influencera profondément Marx. Ce dernier s’y plonge, tout en prenant part à des groupes de discussion critiques de son idéalisme.

Le séjour d’Engels à Manchester ne fait que renforcer sa conviction que quelque chose cloche dans la marche du monde sous régime capitaliste : à « Cottonpolis », comme on surnomme alors la cité, centre mondial de la révolution industrielle, les ouvriers vivent dans une misère inqualifiable, entassés dans le centre de la ville où les rues sont constamment noyées d’eaux usées et le ciel masqué par un épais nuage de pollution au charbon. Engels en donne des descriptions détaillées dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) : « En amont du pont, s’élèvent de hautes tanneries, plus loin encore des teintureries, des fabriques de noir animal et des usines à gaz dont les eaux usées et les déchets aboutissent tous dans l’Irk qui recueille en outre le contenu des égouts et cabinets qui y débouchent. On peut donc imaginer la nature des résidus qu’abandonne le fleuve. En aval du pont, on a vue sur les tas d’ordures, les immondices, la saleté et le délabrement des cours, situés sur la rive gauche, abrupte ; les maisons sont tassées les unes contre les autres et la pente de la rive ne permet d’apercevoir qu’une fraction de chacune d’elles, toutes noires de fumée, décrépites, vétustes, avec leurs fenêtres aux vitres et aux châssis cassés. […] Dans un de ces trous qui mesurait à peine six pieds de long et cinq pieds de large, j’ai vu deux lits – et quels lits et quelle literie ! – qui, avec un escalier et un foyer, remplissaient toute la pièce. Dans plusieurs autres, je ne vis absolument rien, bien que la porte en fût grande ouverte et que les habitants y fussent adossés. Devant les portes, partout des décombres et des ordures. »