La leçon de Noël de Claude Lévi-Strauss
Pourquoi voulons-nous que nos enfants croient au Père Noël ? Voici la réponse lumineuse du célèbre anthropologue, disparu le 30 octobre 2009.
Et si les Indiens Pueblo d’Amérique de l’Ouest, avec leur croyance dans l’esprit des morts, nous permettaient de comprendre la fonction du Père Noël ? Voilà le détour étonnant que propose Claude Lévi-Strauss et qui lui permet de prédire un long avenir à ce « nouveau » rite païen. C’était en 1952, dans un article intitulé « Le Père Noël supplicié » paru dans Les Temps modernes. Les catholiques brûlaient alors l’effigie du Père Noël quand des intellectuels de gauche dénonçaient un mythe créé par la société de consommation. Dans une magistrale leçon d’anthropologie structurale appliquée, Lévi-Strauss démontre que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée par les adultes aux enfants, mais une forme d’échange, « le résultat d’une transaction fort onéreuse » : en comblant les enfants de leur générosité, les vivants règlent leurs comptes avec les morts ! Comme toujours chez l’anthropologue, la comparaison des mythes a une fonction ultime qui est profondément philosophique. C’est la raison pour laquelle nous avions demandé à Claude Lévi- Strauss l’autorisation de publier des extraits de ce texte à la veille de Noël. Il nous avait amicalement donné son accord le 17 octobre 2009. Aujourd’hui, au lendemain de sa disparition survenue le 30 octobre, c’est une occasion redoublée pour nous de saluer l’un des plus grands penseurs du siècle.
Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël ; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :
Devant les enfants des patronages, le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la cathédrale de Dijon
Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir)
Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée. […]
« Il ne s'agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l'inventer »
Le jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité ; pas un journal qui ne commentât l’incident […]. Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. […] Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais aussi sans doute ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant-guerre. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire ; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et dans les rues ; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins.
Faites-vous primer le désir comme Spinoza, la joie à l'instar de Platon, la liberté sur les pas de Beauvoir, ou la lucidité à l'image de Schopenhauer ? Cet Expresso vous permettra de le déterminer !
Dans la conclusion de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 5 janvier 1960, Lévi-Strauss justifie la création tardive de la chaire d’anthropologie sociale et, se demandant si elle n’est pas une « séquelle du…
Convaincu que le temps est devenu la « ressource rare ultime » à l’ère de l’accélération, l’économiste Pierre-Noël Giraud appelle à une…
Comédienne, metteur en scène, scénariste et romancière, Josiane Balasko fut membre de la bande du Splendid, aux côtés notamment de Michel Blanc, Thierry Lhermitte et Gérard Jugnot, avant de devenir une actrice et réalisatrice reconnue…
Pourquoi faisons-nous croire aux enfants que le Père Noël existe ? La question traverse nos sociétés depuis le début du XXe siècle, période à laquelle ce…
C’est le nouveau visage de la lutte des classes : elle s’exprime désormais dans notre rapport plus ou moins libre à la mobilité dans l’espace. C’est là l’intuition forte du géographe Michel Lussault, et elle rejoint les recherches de l…
Le prix du pétrole est en chute libre depuis plus d’un an. Fin connaisseur des questions énergétiques, Pierre-Noël Giraud nous invite à réfléchir…
Qu’est-ce qui se transmet au-delà de la mort à un fils ou à une fille ? Comment mourir ou accompagner un proche ? Dans un monde désenchanté, est…
Au départ, il y a un robot à l’effigie du dieu hindou Ganesh monté sur un chariot un peu fantasque. Ensuite, des humains qui cherchent leur place…