Le choix de la joie

Heureusement, la plupart du temps, nous n’avons pas de décision à prendre. Comme une rivière, la vie suit son cours, et s’il y a des virages, ils sont dus aux délinéations du terrain, inévitables. En amont de toute prise de décision, il y a donc un problème, une crise. La décision est liée, de plus, à l’autonomie de la conscience ou de la volonté : si nous pouvons, à la croisée de deux chemins, prendre une direction plutôt qu’une autre, c’est bien que nous ne sommes pas des rivières, mais des humains. Cela explique qu’il y ait, chez beaucoup d’entre nous, une aversion pour la décision, qui signale une crise et nous renvoie à notre responsabilité. Quoi de plus angoissant ?

Le thème de l’angoisse a été élaboré par le philosophe danois Søren Kierkegaard, qui lui donne un sens principalement religieux. En ouvrant Le Concept de l’angoisse (1844), le lecteur contemporain est déçu, car il n’y trouvera pas ce dont il a besoin, un éclairage sur les états dépressifs. Kierkegaard y décrit d’abord l’angoisse comme la conséquence du déploiement du péché originel et de la culpabilité dans l’histoire humaine. Il n’y a que quelques pages consacrées à l’angoisse « a-spirituelle » des païens, qui nous concerne plus étroitement. « Dans le destin l’angoisse du païen a son objet, son néant. Le païen ne peut parvenir à un rapport avec lui, puisque, si, à un moment, le destin est la nécessité, à l’instant suivant, il est le hasard. » Le destin, ou le dessin général que suit notre vie, se moque de nous, puisqu’il nous apparaît tantôt logique, implacable, et tantôt aléatoire, absurde : vouloir penser les grands enjeux de son existence est angoissant puisque, en l’absence de foi, leur statut est indécidable.

« Je ne découvre en moi rien d’autre que mesquinerie, incapacité à prendre une décision », écrit Franz Kafka dans son journal en août 1914, alors que la guerre éclate. Ce qui le mine, c’est aussi son amour pour Felice Bauer, avec laquelle il va se fiancer deux fois, puis rompre deux fois : « À l’époque je n’ai pas pu me marier, tout en moi s’est révolté contre cela, alors que j’aimais toujours F. si fort. Ce fut principalement la considération de mon travail d’écrivain qui me retint, car je croyais que le mariage mettait en danger ce travail. J’avais peut-être raison ; mais il est détruit dans ma vie actuelle par le célibat. » Soucieux de mettre en mots sa « vie intérieure onirique », l’écrivain Kafka a « repoussé tout le reste dans l’accessoire et ce reste a dépéri d’une façon terrible ». Aurait-il mieux fait de se marier avec la femme qu’il aimait, la pratique de la littérature lui ayant donné au final peu de satisfactions concrètes ? Comment sortir de la pénombre de l’indétermination, du flou ?