Le dangereux chant des sirènes d’Odessa

Depuis plus de trois mois, l’Ukraine subit la guerre lancée par l’armée russe. Odessa, le grand port de la mer Noire et troisième ville du pays, la traverse d’une façon bien particulière. Ancien joyau de l’empire russe, la « Saint-Pétersbourg du sud » est une pièce majeure de la « Nouvelle Russie » fantasmée par les idéologues du poutinisme. Elle est un objectif militaire essentiel. Mais, même si elle a subi plusieurs frappes de missiles, elle reste pour l’instant imprenable – que ce soit par la terre ou par la mer. 

C’est pour comprendre ce que vivent les Odessites et les Ukrainiens que notre rédacteur en chef Michel Eltchaninoff s’est rendu sur place, pour passer une semaine dans cette ville portuaire où sont bloquées les céréales nécessaires à la survie d’une bonne partie du monde. En rencontrant ses intellectuels et ses habitants, il nous propose ici son carnet de bord quotidien. 

Aujourd’hui, le récit d’une nuit de cauchemars sous la menace des tirs de missiles. 

« La nuit dernière je me suis endormi très tôt dans ma chambre d’hôtel. J’avais laissé la fenêtre ouverte tant la journée avait été étouffante. Le couvre-feu est de vigueur à Odessa de 23 heures à 5 heures du matin, et je n’ai entendu que les oiseaux à l’aube. J’ai juste eu un cauchemar très désagréable. Dans une vaste maison de campagne quelque part en France, accompagné de nombreux amis, de leurs enfants et des miens, un énorme char d’assaut se présentait sous les fenêtres et pointait vers nous son canon. Je me suis précipité vers les petits qui jouaient au rez-de-chaussée. La première fois, le canon a tiré trop haut, faisant voler en éclats le plafond. La deuxième, il a visé à notre hauteur, mais nous avions eu le temps de nous allonger sur le sol. Il nous a encore manqués. Son canon s’est alors lentement abaissé vers nous : le troisième tir, lui, allait nous être fatal. Mais l’arme s’est enrayée et nous avons eu le temps de nous précipiter dehors pour nous enfuir. Je me suis réveillé, étreint d’une angoisse profonde, en comprenant que mon cauchemar était une réalité pour tous les Ukrainiens depuis trois mois et demi. Et des enfants sont tués, eux aussi, par l’armée russe.

En descendant petit-déjeuner, la dame de la réception m’a demandé si j’avais entendu les sirènes. Il y avait eu deux alertes, vers 23 heures et minuit. Je lui ai répondu que j’avais un bon sommeil, tout en me demandant comment j’avais pu rater l’alarme qui annonce un possible tir de missile ou un bombardement. Mais si je n’avais rien entendu, mon inconscient s’était chargé du reste ! En arrivant ici, j’avais pourtant visité l’abri anti-aérien au sous-sol de l’hôtel. Un endroit fort convivial, avec lits de camps, chaises longues et même un samovar pour ne pas mourir de soif. J’y ai échappé : merci à mon sommeil, et à mon inconscient.

Odessa a vécu plusieurs tirs de missiles depuis le début du conflit. Des sites militaires, des raffineries, l’aéroport, ont été visés. Mais les bombes sont également tombées sur un centre commercial, sur un immeuble d’habitation, faisant huit morts civils, dont un enfant, sur d’autres endroits fréquentés par la population. Les Odessites savent que leur cité est l’un des principaux buts de guerre de Poutine. Ils sont dans le viseur. La philosophe Oksana Dovgopolova, que je rencontre le même matin, me raconte qu’elle a dû déménager dans un autre quartier, début mai, tant le sien était touché par des missiles. “Comme ils visent mal, me raconte-t-elle, on ne sait jamais où ça tombera.” Lors des alertes, elle ne descend plus à la cave, car sa mère est très âgée, mais elle choisit un emplacement de son appartement, dans un corridor, où elle ne recevra pas d’éclats de verre en cas d’explosion. C’est ce qu’elle a fait hier soir, tout en continuant de vaquer à ses occupations.

Je commence à m’habituer aux sirènes. Elles retentissent souvent, en fait, et pas mal d’Odessites semblent ne plus y prêter vraiment attention. Sauf que l’on ne sait jamais ce qui peut se passer : je viens de lire dans les médias ukrainiens que deux missiles russes Oniks avaient été tirées depuis la Crimée, à 9 heures ce matin, vers la région d’Odessa. Oui, cette fois-ci, j’avais entendu la sirène. Elles ont été interceptées au-dessus de la mer par la défense anti-aérienne ukrainienne.

Si les Odessites aimeraient tant profiter de leur ville, de ses plages, de l’été qui arrive, ils restent enfermés dans ce que Camus appelait, dans La Chute, le “malconfort”. Un instrument de torture médiéval, un réduit si exigu que celui qui y est enfermé ne peut ni se tenir debout, ni s’allonger. Aucune possibilité de déployer son corps et son esprit, tant que la menace et la guerre sont là, toutes proches. Le son des sirènes, plusieurs fois par jour, est là pour le rappeler. »

Et retrouvez le premier article de Michel Eltchaninoff : “Carpe Diem à Odessa”