Le dernier des paysans
« La révolte des agriculteurs, vue de la ville, est souvent abstraite – et elle le restera jusqu’à ce que ses effets se fassent sentir, dans des magasins en rupture d’approvisionnement, des restaurants clos et des assiettes vides. Cela n’ira sans doute pas jusque-là. En attendant, on tente de comprendre la paupérisation, le poids de contraintes contradictoires, le sentiment d’injustice face à la concurrence. On essaie de parler aux agriculteurs qu’on connaît. Ce qui se dessine est une détresse existentielle.
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Même si les différences sont énormes entre un grand céréalier de la Beauce, un vigneron du sud et un éleveur de l’Aveyron, je pense que les agriculteurs ressentent l’angoisse d’appartenir à une population qui, en Europe, est en train de disparaître. Le sociologue François Purseigle, co-auteur d’Une agriculture sans agriculteurs (Presses de Science Po, 2022), constate crûment dans un entretien accordé au site Agriculture circulaire que “la population des chefs d’exploitation agricole s’efface comme jamais elle ne s’est effacée dans la société française. Nous avons perdu 100 000 agriculteurs en dix ans en France, mais il faut imaginer que 200 000 exploitants, parmi les 398 000 qui existent aujourd’hui dans notre pays, auront l’âge de partir à la retraite d’ici à 2030. La majorité d’entre eux ne sera pas remplacée. La population agricole des chefs d’exploitation ne représente aujourd’hui que 1,5% de la population active”.
Qu’est-ce que cela signifie ? Rien d’autre qu’un changement d’ère sur une échelle de plusieurs millénaires. On situe la période néolithique, qui a vu l’apparition de la paysannerie, entre 10 000 et 2200 avant notre ère. Au début du XXe siècle, la moitié de la population française s’occupait encore d’agriculture. C’est fini. Comme pour symboliser cette extinction, j’ai rencontré il y a quelques années un céréalier qui travaillait seul dans son immense exploitation – en coopération, cependant, avec les cultivateurs du coin. Il se passionnait pour les différents types de grains, essayait le bio, ne s’en sortait pas si mal. Mais il savait que ses enfants ne reprendraient sans doute pas la ferme familiale. Il était, comme des milliers de ses collègues, le dernier des paysans.
L’agriculteur est le dernier témoin d’un monde beaucoup plus ancien que nous. C’est ce qu’indiquait le philosophe Edmund Husserl (1859-1938) dans deux textes rédigés dans l’entre-deux-guerres, au moment où l’Europe s’apprêtait à basculer dans l’horreur. Dans L’Origine de la géométrie, il se demandait dans quel horizon concret avait pu se déployer la géométrie, science qui deviendra décisive pour comprendre le fonctionnement de la nature à partir du XVIIe siècle. C’était, dit-il, “un monde de choses” matérielles, sur lequel on prélevait des surfaces “plus ou moins ‘polies’, plus ou moins parfaites”, des “lignes, des angles plus ou moins purs – des points plus ou moins parfaits”. Ces droites et ces surfaces devaient faire l’objet de mesures, pour savoir comment partager l’espace. C’est le monde “de l’arpentage des champs”, écrit Husserl, la terre délimitée et travaillée par les paysans. C’est à partir de leur activité que la géométrie a pu s’élaborer comme science et se détacher du réel. On le voit bien aujourd’hui en contemplant les rectangles des champs, les lignes de labour ou de plantation, les meules parfaitement disposées dans l’espace : c’est de la géométrie à l’état brut. Géo, c’est Gaïa, la Terre.
Les agriculteurs cultivent ce sol depuis des millénaires. Et pour eux, selon le titre d’un autre essai de Husserl, “la Terre ne se meut pas”. Malgré la révolution galiléenne, la conquête spatiale et la mondialisation, la terre ferme reste leur cadre de vie et d’activité. C’est dire s’ils sont les héritiers d’une histoire beaucoup plus ancienne que la modernité. Celle-ci les fait disparaître, ou les contraint à transformer radicalement leur mode de vie.
Ce sentiment d’effacement s’accompagne certainement de culpabilité. Les agriculteurs ont eux aussi, c’est bien normal, envie de voyager, de prendre des vacances, de ne pas se tuer à la tâche. Se le permettent-ils, lorsqu’ils pensent à leurs aïeux qui travaillaient sans cesse ? Oseront-ils demander à leurs enfants de reprendre l’exploitation ? Pas sûr. On leur demande aussi de s’adapter, de gérer les exploitations comme des entreprises ou bien de produire du bio. Les applaudissements ou le succès ne sont pas toujours au rendez-vous. La colère paysanne est européenne. Elle est existentielle. Outre les gouvernements, l’Union européenne doit y répondre, sous peine de les réduire au désespoir ou à la rage. »
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