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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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À contre-courant

Chômage : quand Paul Natorp légitime le refus de travailler

Octave Larmagnac-Matheron publié le 15 novembre 2021 4 min

Le chômage baisse en France… mais se maintient tout de même à un niveau élevé, alors même que 300 000 emplois restent non pourvus dans l’Hexagone. D’où vient le problème ? Là où la plupart des économistes s’intéressent à la rigidité qui empêche le marché du travail d’atteindre son optimum, l’Allemand Paul Natorp (1854-1924), philosophe néokantien du début du siècle, plus connu pour ses réflexions épistémologiques que pour son analyse sociale, faisait le pari de prendre au sérieux une hypothèse dérangeante : et si les gens ne voulaient plus travailler ?

 

Le chômage est d’abord, du point de vue économique, une question d’équilibre : le point de rencontre entre l’offre de travail (les travailleurs potentiels) et la demande de travail (de la part des entreprises). Comme tout système d’offre et de demande, l’ajustement s’effectue par le prix – le salaire, en l’occurrence. Une partie incompressible de l’offre de travail ne trouve pas preneur, à ce niveau d’équilibre, défini par des grandes données macroéconomiques, comme la démographie ou l’adéquation des qualifications. D’autres facteurs de long terme peuvent tirer vers le haut ce point d’équilibre, et accentuer le chômage. Les crises, l’évolution de la conjoncture, bien sûr. Mais aussi certains facteurs structurels : difficultés de mises en adéquation entre les employeurs et les travailleurs, rigidité liée aux législations (salaire minimum, cotisations sociales, etc.) ou encore effets durables des crises qui maintiennent l’économie à un niveau sous-optimal.

L’ensemble de ces explications se fond dans un présupposé : tous les individus sur le marché du travail veulent travailler à tout prix, et accepteront un emploi dès lors que le salaire se révèle (au moins) celui du niveau d’équilibre. Mais dans un petit essai de 1919, Du chômage. Philosophie du manque de travail, le philosophe Paul Natorp remettait en question cette grille d’analyse, et développait une hypothèse désabusée : « Le travailleur ne veut rien savoir du travail, il voudrait plutôt lui cracher au visage. Il se fait prier », y compris dans certains cas où les entreprises offrent des « salaires élevés ». Tout le problème, c’est que cette réticence n’est pas une question d’argent. Elle tient essentiellement à la qualité du travail dans les sociétés contemporaines.

Quel est donc le problème ? Le fait de devoir « travailler pour vivre » a, tout au long de l’histoire, été vécu comme une contrainte parfois pénible. Ce qui se passe au tournant du XXe siècle est d’une autre nature : désormais, le travailleur a le sentiment que le travail le « détruit », qu’il est « enchaîné au travail », que « sa vie entière » est « vendue au travail ». Si l’homme du passé « rachetait » sa vie en travaillant, ce que l’homme achète à la sueur de son front « n’est pas une vie » – seulement un peu de repos pour mieux se remettre à la tâche.

Pour Natorp, cette inflexion tient non pas à une confusion toujours plus grande de la vie et du travail, mais exactement à l’inverse : la sphère du travail s’est détachée du reste de l’existence, elle s’est dépouillée de son sens pour se restreindre à un gagne-pain utilitaire qui, paradoxalement, prend de plus en plus de place. Séparé de l’existence, le travail se met à la dévorer. Les exceptions sont devenues trop rares. Le petit cercle privilégié des intellectuels, auquel Natorp appartient, en est une, qui permet de mettre en évidence le problème : « Notre travail est greffé sur notre vie et notre vie est greffée sur notre travail. C’est pourquoi nous pouvons l’aimer. […] Il donne un contenu à notre vie, et c’est bien pourquoi cela vaut la peine de vivre et de s’échiner. […] Ce devrait être le cas de tout travail, car c’est uniquement de la sorte que le travail peut s’avérer véritablement humain. »

Le problème ne tient pas, de ce point de vue, à la pénibilité de la tâche à laquelle l’homme s’astreint : « Qu’il soit dur, qu’il consume la vie, ce n’est pas cela qui rend le travail inhumain. La flamme aime se consumer, si c’est pour briller et pour réchauffer ! » Il n’est pas non plus lié à la dimension physique de certains emplois, qu’il s’agirait d’opposer aux professions intellectuelles : « Le travail […] qui est le plus amer ou le moins intellectuel peut satisfaire, et celui qui a le plus de valeur, qui est le plus agréable ou le plus intellectuel peut devenir une torture, comme celui du professeur, de l’intellectuel ou même de l’artiste lorsque la foi en son œuvre a disparu. » Le parent, par exemple, travaille à élever son enfant, parfois jusqu’à l’épuisement. Mais ce type de travail donne du sens à l’existence, et est vécu, en dépit des difficultés et de l’absence de salaire, comme un épanouissement.

Pourquoi donc cette coïncidence de la vie et du travail est-elle devenue quasi impossible ? À cause du déracinement, analyse Natorp. Le travailleur, à mesure qu’il est réduit à un rouage d’une machine économique qui le dépasse, perd tout contact avec le produit de son effort. Il ne sait plus pourquoi il s’échine. Les « liens personnels entre les vendeurs et les clients », l’ancrage dans « la vie locale », les « bonnes relations, bien cultivées, entre employé et employeur » : tous ces facteurs qui donnaient du sens au travail tendent à disparaître. L’emploi n’est plus qu’une coquille vide, fonctionnelle. Le travailleur « a perdu son travail », il « n’appartient plus à son travail et son travail ne lui appartient plus non plus ». Paul Natorp illustre l’enjeu par une métaphore : « C’est tout comme deux personnes qui viennent juste de divorcer et qui se haïssent toutes les deux l’une l’autre, même si cela doit les pousser à se détruire elles-mêmes. »

Personne n’échappe complètement à cette situation. Nous sommes tous tentés de nous dire : mieux vaudrait ne pas travailler, mieux vaudrait être oisif. La majorité d’entre nous, contraints par l’impératif de la survie, finit par accepter de courber l’échine – en traînant les pieds, souvent. Mais certains résistent, et cette résistance n’est pas le signe d’une flemmardise condamnable, pour Natorp. Il n’est pas, bien sûr, question de réduire le problème actuel du chômage en France à cette seule explication. L’approche de Natorp, cependant, invite à comprendre la légitimité des réticences au travail, face aux discours qui se contentent d’asséner sans relâche que les emplois ne manquent pas et qu’il suffit de « traverser la rue » pour en trouver un. Rechigner à accepter n’importe quel emploi n’est pas le signe d’une fainéantise, mais peut-être surtout l’indice que le travail, tel qu’il existe aujourd’hui, a perdu une grande partie de sa signification.

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