Les amants rivaux

« Anatomie d’une chute, de Justine Triet, et La Bague au doigt (Robert Laffont, 2023), d’Eva Ionesco. Ces deux œuvres importantes de la rentrée, l’une filmée, l’autre écrite, mettent en scène le délitement tragique d’un couple d’écrivains. À travers ces récits, une question délicate se pose : peut-on vivre en étant la rivale de son conjoint ?

Un bref résumé de ces dégringolades amoureuses. Chez Justine Triet, Sandra (Sandra Hüller) est accusée du meurtre de son mari Samuel (Samuel Theis). À son procès, il lui est notamment reproché d’avoir volé une idée de cet homme pour nourrir un de ses livres, emprunt qui validerait la thèse d’une femme ignoble et donc coupable. Mais une séquence de dispute en flashback nous montre une autre réalité : Samuel est en fait un écrivain aboulique, raté, envieux de la vitalité artistique de sa femme. De son côté, Eva Ionesco dresse un récit cauchemardesque de sa relation (non fictionnelle) avec Simon Liberati, écrivain qui a fait carrière en déclinant des personnages “évaionesquiens”, jeunes femmes droguées brillant tels des soleils noirs dans la nuit parisienne. Là encore, son œuvre dévoile l’envers du décor : son ex-époux ne pouvait en fait supporter qu’elle ait une carrière d’autrice en parallèle de la sienne. Vexations, humiliations, violences : les deux couples finissent par sombrer.

Quand le thème de l’égalité femmes-hommes s’invite dans le couple, les problèmes matériels captent en général les débats. Comment répartir les frais de loyer ? Qui a fait la lessive la dernière fois ? Puis-je sortir avec des amis si il ou elle m’exige de rester dîner ? etc. Ces interrogations appellent négociation, et bien qu’il soit difficile de trouver une égalité parfaite, un horizon commun reste tout de même souvent atteignable. Or ici, petite nouveauté, Anatomie d’une chute et La Bague au doigt font passer à l’arrière-plan ces questions liées à la vie quotidienne et au partage des tâches. Non pas pour en dénigrer l’intérêt, assurément, mais pour montrer qu’une menace peut-être plus radicale pèse dans certains couples : la rivalité entre amants. On sort de la logique proustienne de la jalousie comme focalisation sur un être extérieur et quête impossible de vérité, pour découvrir que cet affect peut surgir d’un élément banal, interne au couple : le travail.

Avant le XX^e siècle, l’idée de rivalité au sein du couple ne se posait pas vraiment. Les femmes ne travaillaient pas ou bien lorsqu’elles mettaient la main à la pâte, elles n’avaient pas voix au chapitre. Le ou la rivale, c’est-à-dire littéralement “la personne qui se trouve sur la rive d’en face” et nous toise, était une femme ou un homme convoitant l’être aimé. Puis, les femmes se sont mises à travailler ; puis, elles ont revendiqué l’égalité, en dehors du couple et ensuite au-dedans. Désormais, elles revendiquent l’indépendance en plus de l’égalité, c’est-à-dire le droit de développer au mieux leurs facultés et leurs talents – y compris aux dépens de leur partenaire. Sandra n’est pas une muse et Eva refuse d’y être cantonnée. Leur pugnacité est jugée insultante ; leur talent est minoré ; et bien sûr, jamais elles ne gagnent l’admiration de leur compagnon.

Peut-on concilier vie conjugale et rivalité professionnelle ? Les disputes de couple trahissent souvent des rapports de force de cette nature, sous-jacents, honteux, particulièrement difficiles à admettre. Il est plus simple de reprocher à autrui de ne pas assez faire la vaisselle que d’être un peu trop doué dans son travail. Cela suppose d’accepter ses propres faiblesses. La femme peut être l’inférieure ou l’égale d’un homme (l’égalité, on aime tous ça !), rarement un être qui le dominera socialement... Toutefois, il me semble aussi que les récits de Sandra et d’Eva éludent une question plus gênante encore. On se demande si, au fond, la tragédie qui les enferme dans ces couples “dysfonctionnels” ne vient pas du fait qu’elles aient besoin de cette rivalité pour exceller, au moins en partie. Idée difficile à reconnaître, tant elle menace le récit d’une émancipation gagnée de haute lutte. Mais qui est vraiment capable, pour citer le poète Cyrano, de monter à la fois bien haut… et tout seul ?

Quelques jours après avoir refermé La Bague au doigt, j’ai appris une expression médicale à la faveur d’un rendez-vous chez le dentiste. On nomme “antagoniste” la dent opposée à une dent, celle qui permet que les deux se touchent une fois la bouche fermée. Chaque dent a ainsi son antagoniste. Et quand l’antagoniste disparaît, la dent restante a tendance à bouger pour trouver un nouvel appui, quelque chose sur quoi buter. Je ne pensais pas en apprendre autant grâce à une simple leçon d’anatomie ! »

➤ Recevez la newsletter quotidienne et gratuite de Philosophie magazine dans votre boîte mail. Et pour profiter de tous nos articles, choisissez l’offre d’abonnement payante qui vous convient le mieux.