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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Kniel Synnatzschke/Plainpicture

Les nouvelles normes de la libération sexuelle

Ariane Nicolas publié le 25 janvier 2021 9 min

Et si la révolution féministe actuelle était à la fois porteuse d’une émancipation sexuelle sans précédent, et de nouvelles normes, tendant à contrôler notre sexualité ? Peut-on être féministe et refuser ces discours normatifs, pourtant générés au nom de l’égalité femmes/hommes ? L’essayiste Ariane Nicolas affronte ce problème difficile. Et si, en lieu et place de l’égalité, la sexualité devait faire appel à d’autres valeurs ? 

 

« Pas facile d’être féministe au pieu ! » La voix qui exprime ce regret amusé est celle de Flo Perry, dessinatrice britannique remarquée début 2020 avec son Petit Manuel de sexe féministe (First). Dans cette bande dessinée pédagogique et souvent drôle, cette « sexperte autodidacte » prodigue des conseils aux jeunes femmes afin que ces dernières aient une vie sexuelle épanouie… et militante : « Notre vie sexuelle reste souvent aussi inexplorée et bourrée de conneries sexistes qu’il y a cinquante ans », déplore-t-elle entre deux dessins sur la masturbation clitoridienne, les sextoys ou les fantasmes sexuels inavouables. 

Flo Perry n’est pas la seule à lier tambouille sexuelle et féminisme. Depuis quelques années, et singulièrement depuis #metoo, l’adage « le privé est politique » s’est en quelque sorte changé en « l’intimité sexuelle est politique ». À certains égards, de nouvelles normes se sont imposées, centrées cette fois sur des valeurs telles que l’égalité de genre ou la lutte contre le patriarcat. Mais les pratiques sexuelles ne devraient-elle pas être, plus que dans d’autres domaines de la vie, délestées de toute normativité ? Comment concilier une sexualité féministe sans pour autant contraindre les corps dans ce qu’ils ont de plus désirants, voire, parfois, d’outrageants ? Voici quelques-unes des questions que les livres, émissions et comptes Instagram militants que j’ai pu consulter ces derniers temps ont fait naître chez moi. 

 

Rubriques « sexo » nouvelle génération

Dissipons d’emblée un éventuel malentendu. Je ne parle pas ici de ce qui autoriserait ou pas un acte sexuel : le consentement est la règle d’or absolue, aucun débat à avoir sur ce point. Je pense plutôt aux détails techniques, aux gestes, fantasmes, positions, types de partenaires, propos ou désirs qu’il serait loisible d’avoir ou pas, lorsqu’on est un homme ou une femme hétérosexuel(le).

À quoi fais-je référence ? À ceci : par exemple, au compte Jouissance Club, qui assure que pour qu’un rapport soit réussi, « la femme devrait avoir un orgasme avant l’homme » ; aux chroniques de Maïa Mazaurette, qui conseille à chaque lecteur et lectrice du Monde de « refaire sa déco intime » comme on se préparerait pour Mardi gras ; au philosophe Paul B. Preciado, qui appelle régulièrement à sortir du régime de l’hétérosexualité, jugée « dangereuse » ; à l’essayiste Martin Page, qui suggère de pratiquer un sexe qui irait « au-delà de la pénétration », comme l’indique son essai du même nom ; à l’écrivain Ivan Jablonka, qui propose de compter les fellations et les cunnilingus pour arriver à une égalité sexuelle parfaite. Etc.

Quand j’étais jeune, et que je lisais encore la presse dite « féminine », je pestais devant les rubriques « sexo », qui m’expliquaient lourdement comment j’étais censée me comporter au pieu pour être une femme accomplie. Est-ce vraiment un phénomène différent ? Ces nouveaux experts du sexe entretiennent une forme de confusion des genres. D’un côté, ils et elles fournissent de précieux conseils en matière d’éducation et d’hygiène sexuelle : ne jamais se forcer à avoir un rapport, bien communiquer avec son partenaire, faire pipi après l’amour quand on est une femme, etc. La même chose que je pouvais lire dans les fameuses rubriques « sexo » d’antan. De l’autre, et c’est plus nouveau, ils exposent au nom du féminisme une multitude de pratiques et de désirs possibles, qui, à force d’être présentés comme émancipateurs, finissent par devenir des injonctions implicites – avec le lot de mauvaise conscience qu’elles entraînent. Ainsi, qui n’a jamais sodomisé son conjoint avec un sextoy ni joui rigoureusement autant de fois que lui aura la désagréable impression d’être une féministe ratée, voire de grossir les rangs des « collabos » du patriarcat, pour reprendre le terme provocateur de l’autrice Andrea Dworkin.

 

Une paradoxale injonction à la liberté

Ces nouvelles normes de la libération sexuelle, bienveillantes et diffuses, relèvent moins de l’oukase que du nudge : ce n’est pas un « tu dois » ferme, mais un « tu peux », « tu devrais », « pourquoi ne pas » (ne pratiquer que le sexe oral, regarder un porno féministe avec ton copain, renoncer à l’épilation du maillot, etc.). Mais l’une des grandes joies de la sexualité, n’est-ce pas précisément de découvrir certaines choses par soi-même, quitte à se fourvoyer ou à s’égarer en chemin ? Dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784), Emmanuel Kant explique pourquoi il faut, dans le domaine politique, que les gens apprennent à « marcher tout seuls » : « Le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher. ». Pour apprendre à marcher, il faut apprendre à tomber, et donc en faire l’expérience intime, loin de tout conformisme. Le chaste Kant n’imaginait sans doute pas que cette préconisation pouvait s’appliquer à la sexualité. 

D’une manière ou d’une autre, toutes les questions renvoient à ce type de dilemme : peut-on être féministe et aimer se faire traiter de « grosse salope » ? « Oui », répond Flo Perry sans ciller. C’est rassurant. C’est également contradictoire. Car sans les hommes, ni le pouvoir sexuels qu’ils exercent ou tendent à exercer sur nous, aucune femme ne souhaiterait spontanément se faire traiter de « salope ». Il faut reconnaître ici la difficulté de se sortir de ce cercle vicieux, que l’on pourrait qualifier de « ruse du patriarcat » : pour prouver aux hommes que nous sommes leurs égales, il convient parfois de montrer que nous sommes aussi fortes – et donc sexistes – qu’eux, comme si notre soumission sexuelle était librement accordée. Comment en sortir ? Que serait un désir hétérosexuel féminin non « parasité » par l’imaginaire patriarcal ? Une telle libido existe-t-elle seulement ? Ces nouveaux discours sur la sexualité choisissent pour beaucoup une réponse rousseauiste : l’injonction à la liberté. Comme une reconduction de la célèbre formule du Contrat social (1762), il s’agit de « forcer à être libre » toute la communauté, y compris des personnes qui ne le souhaiteraient pas initialement. Et ce au nom de la volonté générale, c’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, de l’intérêt collectif à ce que l’égalité femmes-hommes soit réalisée. 

 

La sexualité doit-elle être « identique à la vie » ?

Dans Coïts (1987 ; trad. fr. Éditions Syllepse, 2019), une réflexion littéraire passionnante sur la pénétration vaginale hétérosexuelle, Andrea Dworkin écrit, à propos du roman La Femme des sables (1962) de l’écrivain japonais Kōbō Abe : « La vie est ici précisément identique à la sexualité. » J’adore cette citation, car elle me semble correspondre parfaitement au cœur du problème. La sexualité doit-elle être « identique à la vie », c’est-à-dire répondre aux mêmes exigences d’égalité que tous les autres domaines de l’existence (le travail, la santé, la famille…) ? Ou faut-il accepter qu’une fois le seuil de la chambre à coucher franchi, l’égalité ne soit plus impérative ? Où tracer les frontières de l’intime ? 

L’une des grandes qualités du livre de Dworkin, c’est de signaler que « le sexe n’est pas en soi banal, contrairement à ce que voudraient nous faire croire des magazines de pop culture ». Ses prises de position sont d’autant plus radicales qu’elle a toujours en tête que le sexe est par nature tragique. Il unit autant qu’il sépare les êtres. La grille de lecture qui s’applique au monde du dehors ne peut, dès lors, avoir de parfait équivalent dans la sphère intime, surtout dans le cas de la pénétration vaginale. Dworkin ironise d’ailleurs sur cette illusoire symétrie : « Les relations sexuelles ont lieu entre individus, et les relations sociales entre classes, ce qui nous permet de préserver l’intimité des premiers, tout en insistant sur l’égalité des secondes. » Chaque femme est à la fois membre d’un collectif victime d’une oppression sociale, le genre féminin, et un individu qui se retrouve infiniment seule et libre une fois la lumière éteinte. Et ces deux personnes, qui cohabitent dans un même corps, ne peuvent pas entièrement fusionner. 

Je n’ai, pour ma part, pas de réponse toute faite à ces interrogations. Je continue de tâtonner, entre la conviction que la sexualité est la dernière sphère existentielle où l’individu doit pouvoir faire absolument ce qu’il veut, et la conscience qu’en tant que femme, je suis toujours au bord de « l’exploitation sexuelle », pour reprendre une expression de Dworkin. Je me demande surtout pourquoi, dans ces nouveaux discours sur la sexualité, on évoque aussi peu la question de l’amour ou du sentiment. Le sexe y est banalisé, vendu comme un outil marketing néoféministe ou conçu comme une arme militante. Savoir, par exemple, s’il est possible d’aimer quelqu’un sans se penser, à certains égards ou par moments, inférieure à lui, et même s’il est possible d’aimer quelqu’un sans se vouloir, d’une certaine manière, inférieure à lui, c’est une question qui mériterait un plus long examen. La question de la soumission sexuelle, souvent abordée de façon positive dans ces publications (« C’est très bien, tant que vous le voulez vraiment »…), ne peut en faire l’économie, sauf à considérer que le sexe serait un simple jeu dont les règles dépendraient seulement de notre bon plaisir.

 

Révolution ou libération ? À la recherche de « l'homme nouveau »

Quel que soit la teneur – très variable – de ces nouvelles normes sexuelles, elles partagent un point commun : réformer les comportements. C’est l’autre grande différence d’avec les aires non sexuelles de nos existences. Tandis que la loi peut statuer sur l’avortement, l’égalité des salaires ou l’allongement de la durée du congé paternité, il semble au contraire illégitime de réguler les pratiques sexuelles par une loi – tant qu’aucune violence n’est subie, bien sûr. Mais alors, si la loi ne peut pas tout, que reste-t-il comme levier d’action militant pour que l’égalité s’accomplisse malgré tout, et partout ? Ceci : les discours sur les représentations, le remodelage de l’inconscient, l’orientation des désirs. Bref, la création d’un « homme nouveau », dépositaire d’une « masculinité nouvelle ». Une part non négligeable des sciences humaines accompagne d’ailleurs ce mouvement de réforme, comme en témoigne le livre récent du sociologue Florian Vörös, Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités (La Découverte, 2020), qui questionne – et s’émeut implicitement de – la persistance des stéréotypes sexistes dans les fantasmes masculins. Le jugement s’insinue désormais au niveau des désirs et non des actes, ce qui transgresse la règle juridique essentielle selon laquelle on ne peut condamner des intentions, mais seulement des faits. Cette nouvelle grille de lecture trace ainsi une frontière invisible entre des personnes qui auraient des fantasmes acceptables, car égalitaires, et d’autres qui seraient prisonnières de libidos honteuses, dégradantes, voire coupables. 

Du reste, on comprend bien que cette déconstruction des comportements sexuels a une cible principale : les hommes hétérosexuels. On minore le plaisir masculin pendant la pénétration vaginale, on insiste pour qu’ils « découvrent leur prostate » par stimulation anale, on les culpabilise quand ils regardent du porno. Je lisais dans le Manuel de Flo Perry cette assertion : « Dès leur plus jeune âge, on explique aux garçons que pour eux, le sexe, c’est du plaisir, alors qu’on dit aux filles qu’il sert à faire plaisir à l’homme et à fabriquer des bébés ! » Mais qui dit cela ? La plupart des hommes de ma génération, en tout cas de mon milieu socio-culturel, savent que le clitoris et les « préliminaires » sont importants, ils savent que la tendresse n’a rien de sale, ils savent que faire jouir est au moins aussi agréable que jouir. Ils aiment la variété et redoutent d’être de mauvais baiseurs. Ils ne rechignent pas non plus à l’idée qu’on leur foute de temps en temps la paix, ce que je peux également comprendre. Pourquoi ces discours publics sur la sexualité semblent-ils parfois si éloignés de nos expériences intimes, qui sont à la fois plus diverses et complexes ?

Grâce à #metoo, nous avons vécu une révolution sociétale sans précédent, qui pose comme centrale la question du consentement, du désir ou des violences sexuelles. C’est fondamental et magnifique. Il sera intéressant de voir, quand le recul historique nous le permettra, dans quelle mesure cette révolution aura aussi pris une dimension sexuelle, qui toucherait jusqu’aux pratiques les plus intimes : à la libération de la parole et de l’écoute s’ajouterait une révolution sexuelle moins émancipatrice qu’il n’y paraît, car elle porterait un nouveau credo, donc de nouvelles normes. Pour y échapper, peut-être faut-il faire le deuil d’un idéal sexuel où l’égalité entre partenaires serait parfaite, et penser davantage l’intimité sur le mode de l’entente, de la décomplexion et de la joie. Il serait alors possible de « jouir sans entrave » dans un respect mutuel, loin des regards inquisiteurs.

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